
Le bureau de Victor Pataflon
Textes divers et variés
Dans les couloirs déserts de l'Institut de Cryptocinématographie souffle un vent glacé. Lors d'une bourrasque un peu plus forte, une porte s'est ouverte, que nous n'avions jamais remarquée. Sur la porte, on peut lire, en lettres peintes, un nom: Victor Pataflon.
Victor Pataflon serait le fondateur, et sans doute le directeur de l'Institut. Il y a en tous cas un bureau qui porte son nom. Comme elle était ouverte, cette porte, nous avons pu entrer - et fermer la fenêtre qui battait au vent... dans un grand désordre, nos yeux sont tombés sur quelques papiers ...
Eparpillés , des textes, des livres rares, dont "Le futur, c'est plus ce que c'était", un roman, par Philippe Caduc.
Un manuscrit, "Mes plus belles histoires de clés."
Et des feuilles sur lesquelles apparaissent des aphorismes, des débuts de quelque chose, des milieux d'autre chose, des récits sans fin, des textes plus ou moins longs que nous nous permettrons de reproduire ici...
AUX INNOCENTS, L'EMMENTHAL
A Chas Addams
Il avait un incontestable talent pour la sculpture. Mais au fil du temps il n'avait trouvé aucun matériau qui lui convienne tout à fait. Les marbres, calcaires, roches innombrables sans compter les autres, les bois de toutes essences dures ou tendres, il se sortait convenablement de tous les tours que lui jouaient ces matériaux divers, mais il n'en éprouvait jamais vraiment la jubilation qu'il lui semblait devoir ressentir dans cet exercice.
Il avait un talent pour la sculpture, et il avait aussi des chats. Quatre chats qui allaient et venaient suivant une mystérieuse organisation, à la logique impeccable sans doute- mais il ne s'était jamais penché là-dessus. Il le ferait sans doute, il suffisait de noter rigoureusement entrées et sorties, et l'apparence d'ordre se ferait évidence.
Un jour il trouva. Pas le secret du rythme félin, non, mais le matériau idéal. Et ce fut dans des circonstances bien banales ; à la fin d'un repas, terminant un morceau d'Emmenthal, d'un geste machinal il fit, sans y penser du tout, le buste de Cristobal, l'oncle. Il ne s'en rendit compte que plus tard , en débarrassant. Cristobal, vous le connaissez peut-être, peut-être pas, c'est ce personnage haut en couleurs, parti chercher fortune, et qui avait disparu depuis si longtemps que, si on l'appelait Tonton, personne ne savait plus vraiment de qui il était l'oncle. (La tante Mathilde devait se souvenir, mais elle perdait la tête et mélangeait tout.)
Et ce Cristobal dont on ne savait plus non plus quel était le nom véritable, sinon que celui qu'il s'était choisi reflétait un voyage mirifique aux Amériques (toutes, mais surtout celle du Sud), lui avait promis une importante somme d'argent en échange de son buste sculpté. Mais rien à faire, cent fois il s'était mis au travail, cent fois il s'était surpris à en entamer un autre - cette commande le fuyait, incontestablement.
Et voilà qu'en cette fin de repas, il se trouvait devant le fidèle portrait de l'oncle. Fasciné par ce qu'il venait de faire, il tournait entre ses doigts le souple fromage. Il avait réussi. Tout y était, l'allure générale, l'expression fidèle, la légère ironie sans laquelle un portrait n'est qu'une plate flatterie. Et l'emmenthal, dans sa matière complexe et finement translucide, donnait l'impression d'une infinie richesse de détails. Evidemment, la couleur jaunâtre pouvait faire dire aux mauvais esprits que Cristobal avait également ramené de ses voyages une mauvaise jaunisse, mais la qualité de l'oeuvre les aurait instantanément réduits au silence.
... il avait certes réussi mais il ne se voyait pas annoncer à l'oncle qu'il avait réalisé son buste dans un vieux morceau de fromage, rescapé d'un mouligrater. A Cristobal, il fallait le marbre, le bronze, le porphyre, mais le fromage?
Le sculpteur se mit au travail. Un fastidieux travail de copie ; ce qu'il avait improvisé sans même y songer, il lui fallait maintenant le reproduire, en grand, dans un noble matériau. Il y avait justement ce beau bloc de marbre, acquis autrefois, et réservé à un hypothétique travail - son tour était venu.
Dieu, que c'était difficile, laborieux, et décourageant ; chaque coup de ciseau minait un peu plus le geste original. Le Cristobal d'Emmenthal fixait le marbre et son ouvrier avec un sourire de plus en plus narquois.
Et bientôt le sourire disparut. L'oncle aussi, d'ailleurs. Plus de sourire, plus d'oncle, en lieu et place un chat qui trônait, satisfait, se lèchant et faisant le brin de toilette que se doit de faire tout félin après le repas. Cristobal, il n'en avait fait qu'une bouchée, et il regardait même autour de lui pour voir s'il ne s'y trouvait pas un autre membre de la délicieuse famille Fromage.
Le sculpteur était sonné, tout s'était fait en un clin d'oeil. Et lui qui songeait justement qu'il aurait aussi vite fait de tenter, avec moins de peine, un bronze au fromage perdu - le fromage remplaçant la cire de cette technique éprouvée, consistant en la confection d'un moule de plâtre entourant l'original, celui-ci disparaissant lorsqu'on verse dans le moule le bronze en fusion. Trop tard, et il lui venait des idées de bronze au chat perdu.
Heureusement, il restait du fromage.
Il se remit au travail, la rage remplaçait la distraction machinale de ses débuts ; mais il importait peu, car tout lui venait avec une incroyable facilité. En une heure, c'est toute une galerie de Cristobal qui le regardait maintenant, avec les expressions les plus diverses, du plus cocasse au plus sévère.
Les sculptures furent soigneusement disposées sur une grande assiette, et placées dans le réfrigérateur où il n'y avait plus un gramme de fromage, à l'exception des têtes.
Le lendemain il se rendit chez le fromager, tâta diverses pâtes, commanda une roue d'Emmental - il lui faudrait attendre une petite semaine - et prit quelques échantillons de fromage suisse, dont un "Tête de moine" dont le nom le faisait rire.
Quand il rentra chez lui, il ne riait plus ; le réfrigérateur était ouvert, l'assiette vide gisait par terre, et il n'y avait aucun doute quant aux auteurs du crime : en maints endroits une signature, faite d'un rond surmonté de quatre plus petits, paraphait le forfait. On pouvait même déceler une certaine équité dans la disposition des traces, il semblait que tous les chats avaient voulu revendiquer leur méfait avec la plus parfaite égalité.
Il ne s'arrêta pas pour autant. Il refit une série de portraits de l'oncle , peut-être encore meilleurs que les précédents.
Encore meilleurs, cela ne faisait pas le moindre doute puisque le frigo, pourtant ceint cette fois d'une grosse chaîne, fermée par un fort cadenas, n'avait pas semblé offrir une résistance suffisante aux appétits félins.
Bien que n'étant pas méchant par nature, loin de là, il réprima cependant quelques terribles visions de ce qui se passerait si un des chats croisait son chemin. Mais ce soir-là, de chat, point.
Faisant comme souvent d'une contrariété une occasion de création, il s'empara de la tête de moine et entreprit de sculpter dedans un chat imaginaire, au port princier, que dis-je, royal. Un peu fataliste il le laissa, trônant sur la table.
Le lendemain la statuette s'y trouvait toujours. Autour, quelques souris, lézards, mulots, morts, mais posés là avec délicatesse, dans une apparence de paisible sommeil. Un peu interloqué il saisit l'assiette et entendit un grondement; derrière lui huit pastilles de menthe luisaient, huit (z') yeux qui le fixaient avec hostilité. Un nouveau geste vers l'assiette déclencha un feulement, accompagné d'un frémissement dans la fourrure, signe d'un raidissement des muscles avec lequel il ne fallait pas plaisanter.
Une sourde terreur le prit.
Un message procura une diversion bienvenue. On le prévenait que le livreur était passé plus tôt que prévu, et qu'une énorme roue d'Emmenthal l'attendait au magasin.
Il savait ce qui lui restait à faire; et bientôt il était à l'atelier, et bientôt émergeait de la roue un chat deux fois plus grand que nature, majestueusement assis, qu'il transporta bientôt dans la pièce que les chats avait élu pour leur culte. Installation saluée d'un bref ronronnement, vite suivi de signaux encore plus inamicaux que la première fois. Il ne put que sortir.
Il ne va pas si mal. On l'a laissé occuper le grenier, avec une bonne couverture il n'a pas à se plaindre. Régulièrement il remplace, avec beaucoup de précautions, la statue quand elle commence à s'abîmer - mais le fromage est encore à peu près comestible et il s'en contente. Il ne sculpte plus rien d'autre - de toutes façons, tonton Cristobal est reparti.
DU ROUGE, DU BLANC, DU VERT
"- Si, si, je t'assure, c'est une nappe, regarde...
-Tu ne débarrasses pas la table, avant?
- C'est juste pour te montrer...
- C'est un rideau.
- Un rideau? Non, je ne vois rien pour l'accrocher, et regarde les ourlets...
- Alors c'est un dessus de lit.
- Non je t'assure, c'est une nappe.
-Un peu mince, tu ne trouves pas...?
-Je ne sais pas...
- Ecoute, la verte sera mieux, et là aucun doute, c'est vraiment une nappe."
Les fêtes approchaient à grands pas, nous cherchions quelque chose de joli pour la table et je venais de me souvenir de cette pièce de tissu ; une connaissance s'en était débarrassé - ou nous l'avait offert, question de point de vue.
Et nous étions devant cette table à l'étrange allure, un paysage bosselé habillé de reflets rouges et brillants. Je ne suis pas un expert en tables de fête, et ma proposition ne soulevait pas un enthousiasme délirant. N'étant pas expert, je n'en pris pas ombrage.
Souhaitant du moins m'en tirer avec panache, je tirai d'un coup sec, avec la crainte tardive et simultanée de faire tomber quelque chose qui se serait pris dans le tissu.
L'éblouissement passé, je dissipai mes craintes ; aucun fracas, juste le bruit de l'étoffe retombant.
Mais sur la table, plus rien...
Naïvement, comme un magicien paradoxal surpris de la réussite imprévue de son propre tour, j'examinai alternativement l'envers, l'endroit, la table, le sol, plusieurs fois, et rien, rien nulle part.
Sur la table il y avait précédemment : deux bols ; un reste de café dans une cafetière ; une boîte de biscottes ; un panettone entamé ; deux petites cuillères ; un couteau à beurre, un ordinateur ; quelques miettes. Il y avait précédemment, il n'y avait plus rien.
Partant du principe que toute magie est réversible, je replaçai fébrilement la nappe sur la table ; je tâchai de me rappeler la façon dont j'avais tiré la nappe, la première fois -geste sec du poignet droit, le bras gauche accompagne, sorte de passe d'un torero de salle à manger.
La table avait disparu.
Pris de panique je sortis avec la nappe que je jetai sur un fauteuil de jardin ; elle s'affaissa au sol, le fauteuil avait disparu lui aussi. Incrédule je courai vers le lieu de la disparition. Il y avait du vent, la nappe à peine saisie se jeta sur moi.
C'est curieux ici. Comme un paysage de neige où tout est blanc et cotonneux; la ligne d'horizon se distingue si l'on veut, mais ce qui sépare la terre et le ciel s'estompe peu à peu, et il ne fait pas froid. Drôle, je l'ai souhaitée, cette neige qui ne venait pas, ce silence ouaté, ce paysage blanc indispensable aux fêtes de fin d'année ; mais comme je préférerais n'avoir jamais repensé à cette nappe rouge.
Mes plus belles histoires de clés
Prologue
Clé
Drôle d'objet qui n'est rien sans sa serrure, indissociable d'une porte, elle-même fermant un lieu clos par ailleurs.
A toute clé correspond sa serrure, à laquelle correspond sa clé.
Clé, moyen portatif de s'assurer un accès relativement exclusif, à un lieu visible ou invisible.
Clé, ceux qui vivent là l'ont jetée, j'espère seulement qu'elle était restée ouverte, la maison bleue accrochée à la colline ou la mémoire, je ne sais plus.
Clé, métaphore douteuse et sans issue, juste bonne à rendre un peu égrillarde la soporifique clé des songes. Laquelle promet l'accès à notre futur, en fausse concurrence à Sigmund Freud qui voudrait ouvrir notre passif, via cette voie royale.
Clé, ou clef qui se perd, comme ces vieilles clefs à gorges qui se finissent comme le mot qui les désigne.
J'ai eu le temps, au fil du temps, de méditer ces usages ; je n'ai pas de mérite à laisser filer au fil des lignes, ces signes sur les clés. Car la recherche et l'attente active qu'elle suppose, offre des aperçus sur une métaphysique bien réelle: quand on est fermé dehors, on est fermé dehors, quel que soit le temps , celui qui file ou celui qui se gâte.
Car comme nombre de choses qui fuient à notre approche, bonheur, temps, mot, santé, on ne s'aperçoit vraiment de l'utilité de la clé, qu'au moment où on la cherche.
J'ai eu le temps donc, car au fil du temps j'en ai perdu , des clés (et même des clefs), de toutes sortes, de toutes couleurs, de toutes utilités. Les clés. Perdues, et parfois retrouvées - c'est cette quête qui fournira l'essentiel des récits que je me propose d'écrire maintenant.
A suivre donc...
LES CHARDONS
Derrière chez Marchand (Mes plus belles histoires de clés, I)
Ce devait être déjà mon deuxième trousseau, je crois ; il me semble en avoir déjà possédé un, vite égaré - histoire sans intérêt. Mais pour accéder à cet orgue où je jouais régulièrement, et à l'église qui le renfermait, on me procura de nouvelles clés, réunies par un solide porte-clés en plastique vert. Publicitaire sans doute, il représentait une main stylisée, dont le pouce et l'index formaient une boucle, comme un "Tout va bien" dans le langage des plongeurs sous-marins. Mais il me semble bien que la mise en place des clés ne se faisait pas par cette boucle - l'idée eût été belle, la fixation délicate ; la dernière chose qu'on demande à un porte-clés, c'est de perdre ce qu'on lui confie, et le risque de la faute grave est grand, même et surtout pour un objet publicitaire, le scandale rejaillissant sur l'annonceur. Ici, pas de fausse bonne idée mais une vraie prévoyance : du solide poignet descendait une non moins solide boucle de métal chromé, à même de rassurer la personne qui a déjà confié un trousseau perdu.
La main verte m'a beaucoup suivi, beaucoup servi. Pendulaire entre deux orgues, deux églises, et d'autres lieux, la main dessinait sur le territoire de mes premiers emplois une carte qui s'affermissait. Elle me suivait partout, pas moins fidèle que tout objet qu'on croit avoir posé ici, alors qu'il est rangé ailleurs.
Jusqu'au soir où, devant rejoindre des amis que je ne trouvais pas, criant assez faiblement pour ne pas réveiller des voisins tôt endormis, et trop faiblement pour me faire entendre de ceux qui pouvaient me laisser entrer, je m'avisais qu'il suffisait de contourner l'immeuble. Soit, tout simplement, marcher un bon kilomètre pour rejoindre la rue située deux étages plus haut ( il faut dire qu'en ce lieu on a la manie de construire sur des pentes, ce qui a pour conséquence un différentiel entre étages assez remarquable - le descriptif d'une maison signale par exemple une terrasse donnant accès au jardin et au grenier.)
Je marchai donc, vite, allegro, avec l'impatiente allégresse de celui qui va retrouver ses amis. Je connaissais l'existence de la terrasse derrière l'immeuble, du bout de jardin où nous avions terminé quelques soirées, et où ceux que je devais rejoindre avaient dû se retrancher, puisqu'ils ne m'avaient pas entendu. Mais passant pour cette fois par l'autre côté, l'accès en restait, à cet instant, théorique ; c'est donc au jugé, et dans un noir de nuit sans lune, que je descendais, tombant parfois sur un chien de petit calibre et de fort volume, ou quelque chose de plus mou et moins sonore, ou plus dur (un mur.) Je trouvai cependant, au fond d'une parcelle pentue où l'on cultivait des chardons, un muret, un jardin, une terrasse, une table - mais point d'amis autour. Il était tard et j'avais après tout bien assez bu... je remontai la pente chardonneuse et l'on entendit plus parler de moi jusqu'au lendemain.
Lent demain d'où, émergeant lentement, je m'avisai que les clés manquaient - je préfèrai m'en aviser avant qu'elles ne me manquent de façon urgente. De clés, point.
Toutes les hypothèses habituelles étant rapidement évacuées, je partis refaire mon périple à l'envers. C'est drôle comme un lieu ne se ressemble guère, à quelques heures de distance. Entre deux heures du matin et onze heures (du matin aussi), peu de rapport, et c'est encore plus vrai lorsque la première exploration, faute d'éclairage urbain ou céleste, n'est que tactile (j'entends tactile au sens large, il arrive que pour ce faire on s'étale de tout son long.)
Je regardais partout, du mieux que je pouvais, méditant l'inconséquence des fabricants de porte-clés en plastique vert qui ne prévoient pas leur perte dans l'herbe verte. Je scrutais, mais en plissant un peu les yeux -pour un couche-tard l'aube de onze heures trente est certainement assez cruelle.
Je tombais sur les parents de l'ami, et je pouvais compter sur leur bienveillante intelligence pour écouter mon récit, un peu embrouillé peut-être. D'autant que je les trouvai à l'heure d'un apéritif difficile à refuser. Ils n'avaient vu ni clé, ni main verte.
Sous le soleil de midi, les oiseaux se taisaient dans la chardonneraie. Un peu découragé je ne scrutais même plus la pente que je remontais. On constate souvent que pour trouver, il faut ne plus chercher ; et c'est encore ce qui se passa. Soudain, tout près de la rue, un chardon d'humaine apparence, deux bras écartés et une tête mal coiffée, me tendait, me rendait la main verte qu'il avait tiré de ma poche dix heures auparavant, considérant sans doute que la plaisanterie avait assez duré. Je restai un instant, savourant la plaisanterie, admirant l'éclat des clés sous le soleil de midi, et je pris les clés en remerciant. Le chardon s'inclina en une bondissante révérence.
Des clés, une main verte que j'ai définitivement perdues quelques temps plus tard. On ne trouve pas toujours un chardon secourable.
Mes plus belles histoires de clés, II
Je faisais du rangement- le fait est suffisamment rare pour être signalé, et j'ai de toutes façons besoin d'une accroche pour commencer mon récit ; celle-ci n'est pas mauvaise.
Je faisais du rangement ; c'est assez rare, car du fait même de cette rareté je dois pour ce faire passer par une étape de bazar bien moins tolérable que le désordre habituel. Au moins, c'est devenu proverbial, le rangement est-il souvent l'occasion de retrouver des choses depuis longtemps perdues - et, presque nécessairement, devenues inutiles.
Parmi d'autres choses retrouvées ce jour-là, il y avait un petit trousseau de trois clés plates, réunies à une étiquette illisible. Je ne m'effraie plus de ce genre de choses, mais le trousseau, exposé depuis sur un mur du salon, m'interrogeait souvent sur son origine. Il était amnésique, moi aussi. Je ne me souvenais plus où, de qui, quand, j'avais reçu (et indûment conservé) ces clés. Impossible, donc, de savoir à quel endroit, quelle personne s'était possiblement retrouvé dehors, à une date inconnue. Et je restais là, bras ballants, à fixer perplexe un trousseau qui faisait de même (?!).
Je ne me souviens pas non plus quand et comment tout m'est revenu. Mais le fait est que ça m'est revenu : le trousseau venait d'Allemagne, d'une petite ville du Sud à laquelle ma petite ville d'origine était jumelée. Et je pouvais du coup presque déchiffrer l'illisible adresse.
Nous avions fait un voyage-éclair ; partis le jeudi , revenus le samedi soir. Je faisais partie d'un petit orchestre, et nous devions jouer un ou deux concerts dont je n'ai aucun souvenir précis. Je me souviens surtout de Die Zelt, la tente qui abritait de nombreux buveurs de bière dont j'étais - on ne fait pas autant de kilomètres pour se contenter de souffler dans un bout de bois, fût-il muni d'anches simples ou doubles.
Je crois que nous avons été très actifs. En tous cas si aucun souvenir précis ne s'attache à ce Blitz houblonné, c'est sans doute à cause ou en vertu d'un flou de bougé: tout fut trop rapide pour que j'en conserve une mémoire nette.
Je suis rentré à Lyon juste à temps pour retrouver une autre fête, donnée par un ami berlinois qui allait retrouver son cher Kreutzberg. On m'avait dit que ce Kreutbergois typique, vrai blond, s'était teint en noir corbeau, aussi ne fus-je pas surpris, à peine un pied aux Terreaux, de le voir ainsi. "Ah, Wolf, ça fait plaisir, figure-toi que..." "Ach non, je pas Wolfgang, je Gerd..."
Gerd, le frère jumeau de Wolfgang, aussi différent au moral que semblable au physique, qui à 1200 km de distance et sans se consulter, avait fait la même teinture. Je soupçonnais une blague, mais je finis par les voir côte à côte - je dois dire qu'il était tard et que j'avais un peu prolongé une fête qui durait depuis jeudi.
Pendant ce temps-là, à 600 Km de là, quelqu'un se demandait sans doute où était passé un trousseau prêté à un français de passage, et à peine aperçu....
On n'est pas toujours très fier de soi, hein?
Le bon motif
Mes plus belles histoires de clés, III
Toujours trop de temps, ou jamais assez, je ne sais. Je ne sais si les choses me prennent trop de temps, ou si c'est le temps qui me manque. Sans doute, par esprit de conciliation, dira-t-on que les deux sont vrais, et creusent chacun de leur côté leur part de tunnel dans ce temps qui manque toujours.
Reste qu'une fois de plus, je n'avais pas vu passer l'heure, et qu'il me fallait maintenant me presser, et quitter la console de l'orgue où je venais de passer trop de temps quand il m'en fallait encore plus. Ma montre venait d'avaler une demi-heure d'un coup, et je n'avais plus qu'à courir.
Je rassemblai rapidement mes affaires, mis mon manteau, et m'apprêtai à sortir.
Les clés... où se trouvaient-elles? Sans elles, je ne pouvais pas sortir, ni refermer derrière moi, ni même revenir puisqu'il le fallait - je n'avais pas eu le temps de venir à bout du travail que je m'étais fixé.
Quand on cherche un objet précis, le regard se fait circulaire, et se concentre sur la forme et la couleur précises de cet objet. Tout ce qui passe dans le champ de vision devient une sorte de silhouette conforme ou non au gabarit que l'on vient de se forger - on fait forcément appel au souvenir, car si l'on avait l'objet en main on n'aurait pas à le chercher. La pupille de l’œil commence à ressembler à ces jeux d'enfants où l'on doit faire passer une étoile, un cube, un rond, dans un trou en forme d'étoile, de cube, de rond.
Mon œil était en forme de clé et je ne trouvais pas. Sur le banc, sur la console, dans la console que je venais de rouvrir, rien. Sous le pédalier grand avaleur d'objets et de poussières, derrière la console, sur les chaises environnantes, rien.
Il y a plusieurs cercles dans une recherche ; d'abord l'environnement immédiat, et peu à peu d'autres zones distinctes, de plus en plus improbables: il faut compter alors sur les tours que l'on se joue à soi-même, et sur la méchanceté des choses.
La console de cet orgue est dite "à rideau", c'est-à dire qu'elle se ferme à l'aide d'un remarquable dispositif: de nombreuses lamelles de bois s'articulent sur une forte toile, et le bois se fait assez flexible pour épouser la courbe du meuble, recouvrir les claviers ou disparaître totalement dans les profondeurs - en entraînant éventuellement les objets qu'on y aurait déposé distraitement, illustrant ainsi une parfaite collaboration entre stupidité du geste et méchanceté des choses.
Connaissant l'éventualité et voulant éliminer l'hypothèse, il me fallait donc démonter le panneau de la console, pour y trouver peut-être les indispensables clés. Il me fallait pour cela un tournevis ; je savais où le trouver, mais il me fallait pour cela les introuvables clés. Je différai l'opération.
Ce qui est terrible dans une recherche, c'est ce moment où on se voit chercher à nouveau, une deuxième, une troisième fois, là où on a déjà regardé. Là commence un doute inquiétant, qui confine à la pensée magique ; car si on trouvait l'objet à cet endroit tant de fois examiné, c'est qu'il aurait décidé lui-même de réapparaître. On ne sait ce qui doit nous alarmer le plus, de cette vie propre ou de l'aveuglement qu'on s'est infligé - seconde hypothèse, pas plus rassurante.
Je m'énervais donc un peu. Je tournais en rond, et un peu plus rapidement à chaque tour.
Mais dans ce matin gris, le soleil d'un coup fit son apparition. Quoiqu'enfermée en d'épais murs, cette église, par d'élégantes baies, s'anime à la lumière du jour ; et un merveilleux rayon, délicatement frangé de couleurs de vitrail, tomba sur l'orgue et sa console.
Un reflet tinta dans ce rayon, un éclat métallique qui tira mon regard. Vingt, trente, cinquante fois, j'étais passé devant cette bordure de carrelage, sans accrocher les clés, ni de l’œil ni du pied. Et j'en examinai, fasciné, la raison : dans la pénombre, le trousseau épousait exactement le motif, mi grec mi floral, et se confondait avec lui.
J'étais émerveillé, vraiment, et en retard, assurément.
Mes plus belles histoires de clés, IV
C'était la course. C'est toujours un peu la course le samedi, mais une fois par mois il y avait cette grosse répétition du samedi matin, pour un gros projet, et toujours de nouvelles partitions à imprimer - sans compter celles qui ont été perdues par les musiciens, ou jamais données, ce qui peut revenir au même suivant le degré d'aimable mauvaise foi. C'était la course, et en prévision d'une course il n'est pas rare qu'on traîne un peu au lieu de se dépêcher. Pas très logique, mais ça arrive, et ça ajoute du retard à la précipitation.
C'était la course mais nous étions prêts à attaquer la répétition, avec seulement une dizaine de minutes de retard. Et je constatai soudain qu'il manquait un clavier ; quelques moments demandent des sons, des timbres spécifiques, seulement présents sur un synthétiseur resté dans une salle du premier étage.
Depuis plusieurs années, des vols répétés nont ont conduits à fermer l'étage avec une clé spécifique , LA clé, souvent cherchée, embarquée, perdue, cherchée, retrouvée mais pas toujours. Je courai donc chercher ce clavier , en m'étant muni de l'indispensable sésame, et pris soin de refermer derrière moi.
La répétition se déroula bien , et nous n'eûmes même pas besoin du clavier.
En sortant, je rencontrai un grand embouteillage d'élèves, chargés d'instruments, de pupitres, de partitions et autres encombrements. Ils attendaient l'ouverture des salles de l'étage, ouverture qui nécessitait LA clé - je dois avouer ici que je m'y attendais un peu ; je n'avais pu la ranger à l'endroit habituel, ne la retrouvant plus.
Nous avons certainement trouvé une solution d'attente, mais en attendant je me tourmentais en retournant tout, en retournant dans tous les lieux où j'étais passé, en examinant tous les recoins de tous ces lieux.
Tous sauf un, et nous allons encore rencontrer la malignité des choses. Il est évident qu'une recherche se termine quand on a retrouvé l'objet, et la conséquence logique en est que le lieu où l'on n'a pas cherché jusque-là, est précisément celui où l'objet se trouve.
J'y arrive.
La clé se trouvait dans la doublure du coussin du fond de l'étui du clavier dont nous n'avions pas eu besoin. Bien au milieu, bien à l'abri, elle pouvait pouffer tranquillement en nous imaginant cherchant sans relâche. Sans doute avait-elle glissé de ma main pressée, s'était-elle jetée dans la mince ouverture de l'étui, s'était elle laissée tomber au fond, s'était-elle gentiment faufilée jusqu'au milieu de la doublure du coussin, à l'endroit le plus proche et le plus lointain qu'il se puisse imaginer.
Et on voudrait que les choses ne soient pas méchantes? Allons, soyons sérieux.
Un bain et des roses
Mes plus belles histoires de clés, V
Il y a des serrures capricieuses... j'aurais dû m'en douter, le jour où mon épouse se fit au pied une estafilade sur son bord vif. Mauvais début pour une serrure ancienne, qui avait le bon goût de correspondre exactement aux cotes de celle que nous voulions changer - elle servait à ouvrir la porte d'une maison nouvellement acquise, mais avait perdu toutes ses clés et se trouvait donc, pour ainsi dire, au chômage technique.
J'avais donc trouvé celle-ci, cette serrure, l'avais démontée, décapée, nettoyée, j'en avais soigneusement étalé les éléments que je pouvais démonter, puis remonter sans crainte. Le bord intérieur de sa plaque, préservé depuis des décennies, avait gardé des bords tranchants qu'il était sans doute inutile de polir - et c'est ainsi qu'il blessa le pied de mon épouse qui passait par là , en sandales - c'était l'été.
C'était maintenant l'hiver et la serrure était en place, parfaitement fonctionnelle à un détail près: curieusement, elle ne supportait pas plus d'un tour sans se bloquer - chose pour moi incompréhensible, tout marchait si bien avant qu'elle fût fixée. Tout le monde était au courant de cette particularité, mais l'avait-on dit au technicien qui, en notre absence, devait installer une nouvelle chaudière? Il me semblait bien que oui et pourtant malgré mes patients efforts la clé ne tournait pas. Quiconque s'est battu avec une serrure connaît cette sensation bien particulière, le geste qui cherche à accrocher quelque chose dans le mécanisme, l'oreille et la main qui s'associent, en attente d'un cliquetis libérateur. La serrure était bien fermée à double tour, il n'y avait pas de doute et elle était bloquée. On pouvait parfois la débloquer, mais depuis l'intérieur, et c'était à l'extérieur que je me trouvais, et le froid commençait à me gagner.
Plan B, il y a toujours, forcément, un plan B, et il prenait ici la forme d'une deuxième porte, celle de la cave, une deuxième porte avec sa deuxième serrure et sa deuxième clé que je souvenais avoir caché au fond de ce pot, juste à l'entrée. J'y plongeai une main fébrile qui remonta aussitôt: la clé, si elle s'y trouvait, était défendue par quelques branches de rosiers, sans roses mais pas sans épines. Ma main droite était piquetée de rouge jusqu'à l'avant-bras, les épines tournées vers le bas avait fait de leur mieux et le sang gouttait vers le sol de l'entrée. D'une main gauche mais prévenue, je vidai le pot qui ne contenait que les branches et un peu de terre.
J'examinai les alentours, pas de clé, et rien d'autre qui fût digne de la contenir.
Je retentai ma chance et, pour quelque raison, la serrure céda gentiment - irais-je jusqu'à penser qu'elle jugeait que la blague n'avait que trop duré, que c'en était assez?
Ce n'était pas assez. Apparemment le chantier n'était pas fini, puisqu'il faisait dedans à peu près la même température que dehors - pas bien chaud donc.
Il était tard, je mangeai rapidement, et jugeant après cela qu'un bain chaud était indispensable avant le coucher, je fis réchauffer de l'eau par divers moyens, mobilisant cuisinière, casseroles, cocottes, bouilloire. Laquelle bouilloire devait assurer une touche finale au bain bienfaisant.
Quelle touche finale! L'eau bouillante , par un caprice de la bouilloire ou une maladresse de ma part, coula surtout sur le bras qu'avait épargné le rosier vicelard.
Il y a des jours, hein....
Mes plus belles histoires de clés, VI
Cette fois-ci, je les avais bien, mes clés, pas perdues, bien rangées dans la serviette que je tenais contre moi ; et c'était préférable puisque cette fois-ci, c'étaient les partitions que j'avais oublié lors d'une répétition, la dernière avant un concert important. (Tous les concerts sont importants, mais il arrive parfois qu'on ressente plus de pression : c'était le cas.) Il me fallait faire vite, ce n'était qu'un détour imprévu en allant attraper le train.
Les partitions étaient restées sur la console, bien rangées, il ne me faudrait pas longtemps pour les récupérer.
Quand j'ouvris la porte de la sacristie, une forte odeur me prit à la gorge. Je me souvins vaguement d'une histoire de parquet qu'on devait vitrifier prochainement ; c'était maintenant.
Je m'avançai. Elle était superbe, cette sacristie ainsi débarrassée, avec son parquet absolument étincelant - et pas encore sec. Une belle pièce d'environ quatre mètres sur six, et à l'autre bout la porte qui me permettait d'entrer dans l'église pour aller récupérer les indispensables partitions. Sauter, il n'en était pas question. Un peu d'escalade peut-être, pour rejoindre les meubles sur lesquels j'aurais pu monter, mais je n'ai guère de compétence dans le domaine. Un ange de bois peint me narguait d'un sourire ambigu ; il avait des ailes, et moi, non. Et de toutes façons, des ailes en bois...
Il y a un bon Dieu pour toutes sortes de personnes, et ceux qui ne pensent pas à tout profitent également de la bonté divine. J'entendis du bruit dans l'église et je me précipitai pour en faire le tour ; la porte de côté était ouverte, c'était jour de grand ménage et j'eus moins de scrupules à enjamber les serpillères humides, que le miroir scintillant d'un vernis pas sec.
Donc:
partitions récupérées, train attrapé, alleluia.
Mes plus belles histoires de clés, VII
Il y a un serrurier, je l'aime bien, presqu'un ami, presque certain de l'avoir bien connu dans une vie parallèle - on peut croire à ce genre de choses de façon rationnelle: les vies parallèles sont celles que les histoires, les goûts, les aventures de la vie intérieure nous forgent. Et pourquoi s'étonner alors d'une connivence immédiate avec les personnes qu'on aurait pu, déjà, y croiser.
J'aime bien ce serrurier avec qui nous échangeons peu de mots, mais ils sont empreints d'une complicité de vieilles connaissances.
Je l'appelle serrurier parce qu'il s'occupe de clés, et que c'est sous ce rapport que j'ai surtout eu affaire à lui. Mais il s'occupe aussi de chaussures, de plaques de toutes sortes, de celles qu'on appose sur sa porte, sa boîte aux lettres, sa voiture. Il raconte aussi très bien, toutes sortes d'histoires qu'il tient de ses lectures, de sa radio ouverte aux heures d'ouverture, de ses clients, des souvenirs d'une vie très riche - je ne m'étonnerais pas s'il me déclarait être né à Chypre vers 1712.
J'avais perdu mes clés - fait rare qui ne se produit guère plus qu'une à deux fois par an. Elles restaient introuvables et je finis par me résoudre à en faire faire un double à partir d'un autre double - ce qui ne fait pas quatre, le pouvoir des multiplications s'arrête là, mais bien deux (sous réserve de la réapparition des originaux.)
Mon serrurier comme à son habitude travailla vite, bien, calibrant des propos bien choisis sur la durée de sa tâche et les grincements de son tour, et me tendit en souriant les clés munies d'un porte-clés. Orange. Fluo.
Il me connaît bien.
Mes plus belles histoires de clés, VIII
Perdre les clés de son lieu de travail est une expérience singulière. Le travail, on y passe un certain temps, on y est chez soi sans l'être vraiment ; on se voit comme une sorte de résident à temps partiel, et il faut au moins une pandémie pour que la chose se formalise, prenne force de contrat avec horaires, distance, justifications diverses.
Perdre les clés de son lieu de travail , au moment où l'année se termine et où les horaires se relâchent, devient un peu hasardeux. Car on continue à compter sur une activité des lieux, à laquelle on participe, dans laquelle on se faufile. Il y a toujours un collègue pour vous ouvrir, pour vous sourire parce qu'une nouvelle fois les clés sont égarées... Il y a toujours, en temps normal, mais il arrive que le temps normal s'effiloche et ne se ressemble plus.
Je me suis ainsi vu attendre successivement, en compagnie d'une élève compatissante, les collègues qui d'habitude ont chacun leur heure d'arrivée ; mais ce n'étaient ce jour-là que des fantômes, avec pour chacun un territoire sur l'horloge, et qui avaient tous alors d'excellentes raisons de ne pas l'investir. L'élève compatissante se livra même devant moi à un bel exercice : appeler une amie qui avait ces clés, sans lui révèler la minable raison de cet appel. L'amie était partie pour le week end, à 300 km de là.
Bon, la porte a fini par s'ouvrir, je trouvai à la manoeuvre un collègue qui avait fini par arriver.
Quant aux clés...
Je ne me répèterai pas, j'avais cherché partout, et le mode de recherche se renouvelle moins que la façon de le décrire - et même là, on tourne en rond plus rapidement qu'un barillet dans sa serrure.
Ce qui est assez inédit dans cette histoire est la réapparition du trousseau, après une semaine de cavale ; j'avais pourtant longuement cherché dans la voiture, qui était le lieu le plus probable de sa disparition. Quand on se plaint d'avoir perdu quelque chose on s'entend souvent rétorquer la phrase la plus logique et la plus énervante qui soit: "Où l'as-tu perdu?" La réponse, logique et énervée, fuse, à la mesure de cette énervante logique: "Hé, si je le savais, ça fait longtemps que je l'aurais retrouvé!". On tourne, et pas qu'en rond. Si on développe un peu , le protocole le plus courant se déroule comme suit : quel est le dernier moment, le dernier lieu où l'objet a servi. Quel a été le parcours suivi par la suite - itinéraire, moyens de transports, lieux visités. Quels ont pu être les lieux de son séjour - poches, sacs, tables, tablettes, sièges... A quel moment s'est-on aperçu de la disparition. Si on suit ce protocole, on ne retrouvera pas forcément l'objet, du moins aura-t-on effectué un travail mental certainement profitable.
La voiture, la voiture, ça ne pouvait décidément se trouver que dans la voiture ( ou sinon, à quelqu'endroit du parcours de 317 kilomètres environ, effectué depuis la perte. Soit une chance sur 2 113 333 de retrouver l'objet, s'il ne s'est pas trop écarté de ce droit chemin.)
C'était dans la voiture. La pédale d'embrayage faisait un cliquetis inhabituel, sa course était gênée. C'était sous la pédale d'embrayage, ça avait du profiter des vibrations et soubresauts divers, des changements de vitesse, des dos d'âne aux nombreuses formes dont la plaisante variété agrémente nos belles routes ( elles alternent le plat, le concave et le convexe avec une remarquable élégance). C'était fourbe, rusé, et ça s'était caché juste au moment où on la cherchait.
La clé.
Mes plus belles histoires de clés, IX
Cette histoire de clé commence par un coup de téléphone. Ma mère n'allait pas bien. Atteinte d'une grave affection respiratoire elle m'appelait, en grande détresse. Je travaillais tout près, aussi il me fut facile de la rejoindre.
Très vite, les pompiers furent sur place, sûrs, précis, efficaces, et ma mère fit ce jour-là un baptême de l'air - en hélicoptère.
Un peu troublé je regagnai mon travail, avant de rentrer chez moi.
Son état s'améliorait lentement, un peu moins vite que la fois précédente - elle avait déjà fait, pour les mêmes raisons, plusieurs séjours à l'hôpital, et chaque fois sa guérison était plus lente.
En temps normal je dormais chez elle deux fois par semaine ; elle avait le bon goût d'habiter tout près de l'école de musique où je travaillais - mais l'inverse est, après tout, possible. C'est, donc, la deuxième fois de la semaine, que je me rendis compte que ma clé avait disparu. L'hypothèse la plus probable (et qui d'ailleurs se vérifia par la suite) était que j'avais oublié cette clé sur la porte de l'appartement, dans la précipitation de son départ. Le trousseau comportait évidemment la clé de la porte d'entrée, en bas de l'immeuble ; j'étais donc fermé dehors.
Il se trouve que l'hiver avait réservé sa plus belle neige pour ce jour-là ; le paysage qui blanchissait sous l'éclairage urbain ajoutait au pathos de la situation. Pour autant je n'avais rien d'une petite marchande d'allumettes, il me restait une solution: l'école de musique.
A cette heure-ci toute activité n'avait pas encore cessé ; une répétition avait lieu en bas, et les sons épars qui me parvenaient étaient emprunts d'une chaleureuse musique. Mais je ne me manifestai pas et attendis, caché, que tout le monde soit parti.
Je me changeai en une espèce de Robinson Crusoë d'une nuit ; l'école de musique est accueillante, certes, mais il n'est pas prévu qu'on y dorme. Je me mis donc en quête d'éléments pouvant m'assurer couvert et couchage. Je crois bien que je fis ce soir-là, au hasard des placards, un festin de chips entamées et de biscuits assez savoureux malgré leur relative mollesse. Quant au couchage....
Il se trouve qu'un collègue, professeur de batterie, avait aménagé une sorte de cabine où l'insonorisation, relativement efficace, était assurée par un assemblage de palettes et d'un tissu orange-Krishna. C'était ingénieux, extravagant, baroque, paradoxal, c'était à l'image de Stephan, cher collègue. Je tâchai de détacher quelques pièces de tissu, de manière à pouvoir les remettre au plus près de ce que j'avais trouvé. Et je trouvai, de plus, une sorte de couette en-dessous...
J'avais donc exactement ce qu'il me fallait et je passai une excellente nuit - un peu écourtée puisqu'il me fallait, au matin, tout remettre à l'identique ; refaire est toujours plus long que défaire.
Je ne voulais pas savoir, alors, que ma mère ne rentrerait jamais chez elle.
Je ne pouvais pas savoir que, trois ans après, ce serait au tour de Stephan de nous quitter.
Ainsi va la vie.
Mes plus belles histoires de clés, X (A Marie-Claire Chabrier)
Quand on perd des objets, on finit par se forger une réputation. Divers noms plus ou moins affectueux viennent vous qualifier - on sera distrait, rêveur, dans la lune, l'âge venant certains plus inspirés vous appeleront le père Zitou. Vous aurez beau plaider la mauvaise volonté des objets, leur malignité, leur opportunisme, votre réputation est faite. Vous pourrez déclarer, avec moins de mauvaise foi que de fatalisme rationnel : "Les objets se vengent de l'attention qu'on ne leur porte pas", le mal est fait, l'étiquette est posée.
Et un beau jour, on vous offre un porte-clés siffleur. L'appellation est trompeuse ; ce n'est pas l'objet qui siffle, mais si on siffle il vous répond. Comme nous sommes en période de fêtes, c'est même le cadeau idéal ; il prend la forme d'un jovial Père Noël en silhouette de plastique, couleurs de saison. Et si on le siffle il vous répond, il chante, il égrène une merveilleuse version low-tech de "Jingle Bells".
Quand on reçoit un tel cadeau on est étrangement ému. Il y a ce sentiment de l'offrande ridicule, le piège sentimental dans lequel on est tombé, car on ne veut pas faire de peine à la personne qui scrute votre réaction, à l'ouverture du paquet. (Il faudra même feindre la surprise, alors que depuis une semaine quelque chose chantait régulièrement "Jingle Bells" au fond d'un placard.) Il y a aussi cette confirmation de ce que vous êtes dans l'échiquier familial, et il faudra jouer ce rôle, et il faudra être beau joueur.
Comme c'est, de plus, un porte-clés, il faudra bien rattacher l'objet à sa mission, et aux clés qu'on lui confie.
Me voici à la Fac. Les cours ont repris et je suis en compagnie d'une soixantaine d'étudiants aussi divers que moi. On lit au piano les travaux d'écriture d'une soixantaine d'étudiants, et certaines fréquences réveillent le Père Noël siffleur qui croit m'entendre siffler. Ce n'est pas un sifflement, ce n'est pas moi (j'ai les lèvres gercées), c'est une note un peu plus aigüe qui ne manque pas d'apparaître dans les travaux d'écriture d'une soixantaine d'étudiants.
Quand on vient de nulle part et qu'on voudrait se faire des amis, il faut bien se démarquer un peu, apporter une note singulière dans la masse, trouver le petit accident qui vous rend immédiatement identifiable. Ce n'est pas donné à tout le monde, et j'ai involontairement trouvé ce jour-là ce qui me signalerait aux yeux des autres. Ce running gag déclenche un peu plus d'hilarité à chaque fois, selon cette mécanique fragile et imparable du comique de répétition. D'autant que ce "Jingle Bells" aigrelet passe aisément toutes les barrières qu'on pense lui opposer. Une poche, un mouchoir, une trousse, le fond du sac et le manteau par-dessus, rien n'y fait et la mélodie parviendra sans peine aux oreilles qui guettent sa réapparition - au détriment de l'attention qu'on devrait réserver aux travaux d'écriture d'une soixantaine d'étudiants.
Le comique de répétition est imparable, mais fragile. Le jour de gloire du Père Noël siffleur s'achevait ; je le détachai de sa mission, et de ses clés. J'ai conservé mes clés, mais égaré le Père Noël.
Pourtant si vous sifflez, doucement, peut-être l'entendrez-vous répondre faiblement ; si vous le trouvez, je vous en prie instamment....
GARDEZ LE!
Pour Cécile
Nous sommes des oignons.
J'y pense parfois ; je vois bien ce que c'est, un oignon. Je n'ai pas vraiment de savoir botanique, juste un peu de pratique culinaire, quotidienne.
Drôle d'objet, un oignon. Sous la peau, paille, blanche, rouge, blonde, tous pareils les oignons : ils sont gigognes. Je pourrais éternellement jouer l'ingénu, et m'étonner chaque fois de trouver dans l'oignon un autre, puis un autre, puis un autre... comme des poupées russes, vivantes et comestibles. Car chaque couche reste un petit être contenu par le précédent, contenant le suivant - jusqu'à un dernier qui ne ressemble ni à un coeur, ni à un noyau ; cela s'arrête, tout simplement, tout simplement comme pour dire : etc.... and so on. Ce n'est pas l'infini, c'est beaucoup mieux que ça.
Je ne sais plus comment j'en suis venu à le penser -je ne sais même plus si l'idée est de moi, ce qui pourrait être vexant ; mais un jour je me suis dit, dans une de ces crises de métaphore qui me prennent parfois, que nous étions comme les oignons.
Quand on revoit quelqu'un qu'on a beaucoup fréquenté à une certaine époque, et que les hasards de la vie nous ont conduit à ne plus voir que de loin en loin, on est souvent frappé par la vivacité des souvenirs. Ils peuvent être plus ou moins précis et peu importe, ce qui nous a uni allait bien au-delà d'une simple anecdote - même si il faut bien ce noyau-là pour que les émotions s'y accrochent. On constate alors que nous y sommes, en ce temps-là ; on ne saisit plus vraiment ce que nous étions, mais on le comprend intuitivement, puisque c'est une partie de nous. Et la rencontre terminée on peut étendre l'expérience à d'autres périodes. Jolie expérience, fermer les yeux et feuilleter l'album d'images fixes de ce que nous avons été, à tel, tel ou tel âge. A tel moment distinct.
Ce n'est qu'une impression, mais il me semble bien que chacun des êtres que nous avons été est toujours bien vivant, protégé par l'âge d'avant, par l'âge d'après. L'impression a été ravivée par une rencontre, ce qui serait une preuve tangible de cette vie : ce qui réagit n'est pas mort, c'est toujours bien là, ça encaisse, ça se réjouit. Comme les oignons, ce que nous sommes contient, bien vivant, tout ce que nous avons été.
Nous sommes des oignons.
DF
Cela brillait un peu, dans le sol, d'un éclat particulier. Un peu distrait d'abord je n'y prêtai qu'une attention fugace. Mais, retour de promenade, l'éclat était toujours là, encore plus accrocheur dans le soleil du matin qui avançait. Je n'étais pas pressé, je me penchai vers l'endroit.
Une cétoine dorée. Mes compétences en entomologie sont proches de zéro, l'infinie variété des insectes me fascine plus qu'elle ne m'intéresse, mais ce scarabée est facile à reconnaître. Et ce spécimen-là était particulièrement beau.
Beau et immobile, mort sans doute. Je creusai un peu pour l'emporter. Mais dans la terre brune, en dessous, quelque chose d'un rouge éclatant apparaissait. J'époussetai un peu, creusai un peu la terre qui s'affermissait autour de ce drôle d'objet. On aurait dit une crête de coq.
C'était bien cela, une crête de coq. Avec une branche trouvée tout près je creusai maintenant autour de sa tête, étrangement bien conservée dans cette terre sablonneuse. Mais il me fallait maintenant passer à des outils plus solides, et je m'en allai chercher une petite bêche - je n'habitais pas loin.
Dix minutes plus tard apparaissait un coq qui semblait naturalisé - c'est-à-dire qu'il était figé dans une attitude plus vraie que nature, un coq exemplaire quoique petit, un coquelet plutôt. Je finis de le dégager, le pris délicatement, il était un peu chaud et semblait simplement dormir. Il résista même un peu ; j'insistai doucement, et tout vint. Dans ses serres repliées, une touffe de poils noirs, soyeux.
Je me penchai sur le trou. Une petite étendue de fourrure noire faisait une flaque luisante au fond. Je courai chercher une pioche, une pelle, plein d'une inquiète exaltation. Et bientôt je dégageais un chat d'un noir de nuit noire, qui semblait dormir d'un paisible sommeil de chat. Et sous ce chat apparaissait un chapeau de feutre, une riche étoffe, des épaules ; il y avait un homme là-dessous. Je commençais à me demander si tout cela était bien de mon ressort.
Je passerai les détails matériels, policiers, juridiques, environnementaux de cette affaire, mais nous aurons trouvé, au fil du temps et d'une excavation de plus en plus profonde :
Une cétoine dorée ; un coquelet ; un chat noir ; un seigneur ; son cheval ; une tortue géante ( genre Galapagos , que faisait-elle donc là) ; un éléphant d'Asie ; un rorqual bleu.
A l'heure où j'écris ces lignes, je crois comprendre que l'extraction du brontosaure est en bonne voie. Mais cette histoire ne m'appartient plus guère, à peine si on me laisse jeter un coup d’œil à la palissade et je songe sérieusement à déménager.
Tout de même, je me demande. J'aimerais bien le voir, ce brontosaure. Et, surtout, surtout... qu'y a-t-il SOUS le brontosaure?
Je me dédouble, je crois. Je n'y peux rien. Je me vois parfois agir d'une façon que je désapprouve, avec un aplomb qui me rend irréconciliable à moi-même.
Je me souviens de ces girls qui sont venues frapper à ma porte un matin. Je les connaissais pour les avoir vues sur scène, toutes de strass, de paillettes, toutes en longues jambes et en longs cheveux. Là , sur le pas de ma porte à 8 heures du matin, elles paraissaient plus petites, frissonnantes, le nez rouge, l'oeil cerné. Je ne dirais pas qu'elles faisaient peine à voir, car cela ressemblerait trop à une pitié offensante. "-Oui c'est pourquoi?
- Bonjour monsieur, nous aurions besoin de soutiens pour notre projet. Nous sommes danseuses et notre cabaret est fermé depuis des mois, plus aucun engagement...
- Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse?
- Nous avons besoin d'exercer notre métier. Nous avons reçu des aides, mais rien ne remplace ce pour quoi nous vivons, la danse, la fête...
- Et vous croyez que c'est la fête pour tout le monde, que moi, j'ai envie de danser?"
Je ne me comprenais pas. Intérieurement j'étais touché par leur discours, qu'est-ce qui me faisait leur répondre de façon si désagréable?
"-Monsieur, si vous voulez nous allons vous faire écouter une des chansons que nous avons écrites et interprétées récemment...."
L'une d'elles, avec un sourire touchant, me fit entendre sur son téléphone une chanson qui n'était ni banale, ni laide. Chacune dans une case de l'écran, les six filles se répondaient, chantaient parfois ensemble à plusieurs voix, avec une certaine fragilité qui me faisait monter les larmes aux....
"-Arrêtez, c'est insupportable, vous me faites perdre mon temps. Quand vous chantez, c'est horrible, au moins quand vous dansez vous n'écorchez pas mes tympans."
Elles se figèrent et partirent, avec chacune une attitude différente, allant de la colère à la tristesse, en passant par l'abattement.
Je fermai ma porte, comme elles montaient à l'étage. Je me retrouvais dans le silence de l'appartement.
Pourquoi agir ainsi? Je m'examinais. Il semblait que je n'étais désagréable qu'à proportion de mon émotion.
Depuis que j'avais attrapé ce virus, rien de vraiment inquiétant ne m'était arrivé. Aucun des effrayants symptômes promis aux malades malchanceux. Une crise de hoquet peut-être dont la cocasserie s'effaçait au profit de la douleur, à mesure qu'elle ne passait pas - mais elle avait fini par passer.
Non, là, il y avait ce truc qu'on aurait aussi bien pu mettre sur le compte d'un long isolement d'ours des cavernes. Le coeur ouvert, prêt à aimer, la bouche qui hurle, pleine de mépris.
Il fallait que je rattrape le coup, Dieu sait comment. Il fallait que je les rattrape, que je leur manifeste mon soutien. Que j'efface cette mésaventure, qui ne me rappelait que trop bien une vieille fable. Vieille histoire qu'on aurait pu appeler:
LES SIX GIRLS ET L'AFFREUX ME.
DF
Il y a ci, il y a ça. On est ici, on est là. Tu m'envies, tu ne sais pas la vie que je vis - et je prévois que ce que je vois de beau chez toi, toi tu ne le vois pas. C'est comme ça.
Nous sommes comme frères. Nous vivons à distance une vie symétrique. Equivalente si on veut, tout compte fait, mais rien n'est pareil.
Chez toi, la vite trépidante, usante. Chez moi, un calme assourdissant. Chez toi, mille occasions de sortir. Chez moi, mille raisons de ne pas aller plus loin que le mur du jardin.
Ton chef est très exigeant, tu l'as toujours sur le dos. Je déplore le laissez-aller du mien, que je ne vois guère de toutes façons.
Mais nous avons tous deux, dans la routine de notre travail, un moment détesté. Pour une raison que j'ignore, chaque vendredi vers 16h arrivent des usagers particulièrement pénibles. Chez toi ils sont hargneux, désagréables, mal embouchés, ils pensent mieux comprendre ton travail que toi-même. Chez moi ils sont mous, indécis, gluants, et ne comprennent rien.
Vendredi 16h, chez moi, chez toi.
L'heure à débiles, ou l'heure à méchants.
DF
"La choucroute est...bizarre."
Nous n'étions pas nombreux dans cette grande brasserie, et nous commencions à comprendre pourquoi. La choucroute était la spécialité de la maison, bizarrement déserte ce soir-là. Et nous déroulions la carte, assis, interrogatifs, devant le serveur debout et fataliste. Une ambiance de relative fin du monde, dans le cadre de cette grande salle de restaurant où même la lumière semblait faire défaut - les grands lustres faits pour la joie et les chants, ne donnaient vie qu'à une ampoule sur trois.
"Nan, le tartare je vous le déconseille.... On n'a plus de spätzle. Pour les flammkueche, pas sûr, je crois que le chef a éteint le four."
Nous faisions le tour de la carte, et après un tour complet nous retombions sur la choucroute bizarre.
Toute personne sensée aurait profité de la moindre occasion pour s'éclipser, et se mettre en quête d'un restaurant mieux éclairé, plus peuplé, à la carte moins dégarnie. Nous ne sommes pas des personnes insensées, un peu introverties peut-être ; même discret, un départ est toujours un coup d'éclat.
"Va pour la choucroute bizarre".
Et de fait elle l'était, bizarre ; peut-être moins bizarre qu'assez indéfinissable ; on sentait derrière sa remarquable fadeur quelques insolites parfums, de la même façon que le silence mettait en valeur des bruits infimes, anodins mais rendus étranges par l'attention qu'on était bien obligés de leur porter.
La charcuterie était correcte, la bière était bonne. Le chocolat liègeois n'était ni bon ni mauvais, amputé de la moitié de ses attraits: plus de chantilly. La note quand à elle avait toutes les apparences d'une belle addition, quiconque l'eût trouvée par hasard nous aurait envié d'avoir fait un si bon repas.
L'immeuble depuis a accueilli divers restaurants qui s'y sont succédés, pour autant nous ne sommes jamais revenus.
Tout cela est vrai, authentique, souvenir fiable d'une curieuse expérience. Mais je repense à tout ça et je rêvasse. Je rembobine et me replace à cette première réplique du serveur: "La choucroute est... bizarre." Ce serveur en veste blanche était jeune, mince, paraissait assez grand pour des clients assis. Et il y avait quelque chose d'inquiet dans sa physionomie, quand il prononçait ce mot inquiétant. Un tel mot interroge: en quoi une choucroute peut-elle être ...bizarre? Son aspect? Sa couleur, son odeur? Son comportement?
La choucroute n'était peut-être pas la seule à pouvoir être qualifiée de bizarre, ici. A y repenser, la bien faible fréquentation de ce grand restaurant était surprenante - le personnel de service était plus nombreux que la clientèle. L'attitude globale de ce personnel était décourageante, peut-être découragée. Des cuisines ne filtrait qu'un silence glacial, environné de pénombre.
Peut-être le chef de cuisine, avant d'éteindre pour de bon le four où n'entrerait plus aucune flammkueche, s'était-il fait dévorer vivant, et sans la moindre résistance, par la choucroute bizarre. Peut-être le personnel lui-même, attendait-il patiemment la fermeture, avant de s'offrir en sacrifice à la terrible choucroute, hypnotisés qu'ils étaient par ses petits yeux, nombreux et indéchiffrables. (Ce n'étaient donc pas des baies de genièvre.)
Peut-être. Je rembobine, je remonte mon souvenir et rien ne vient confirmer, ni infirmer l'hypothèse.
Les archives. Consulter les archives. Si ce n'est "Le Progrès", certainement "Infos du monde" en a parlé.
DF
Les horloges de Victor Pataflon
A ses moments perdus Victor Pataflon fait des horloges, il n'y a pas de sot passe-temps. Au fil du temps divers modèles ont vu le jour, si l'on peut dire ; car si l'idée existe, personne ne les a jamais vues, ces horloges.
Peut-être sont-elles cachées quelque part. Peut-être est-il en train de les fabriquer, dans un atelier secret et introuvable. Peut-être sont-elles réalisables. En voici quelques-unes:
Horloge n°1.
Celle-ci est une pendulette, un réveil plutôt. Elle représente un phare miniature, sur un fragment de rocher marin, et peut-être un semblant de vague écumant sur sa base. Au sommet du phare, la lanterne prend la forme d'une tête d'enfant, qui à l'heure voulue se met à tourner, ses yeux lumineux formant un faisceau capable d'interrompre les sommeils les plus lourds. Et au cas où ceci n'y suffirait pas, à la base du phare une porte s'ouvre et laisse sortir sur la grève une petit orchestre tonitruant, qui entonne La Paimpolaise.
C'est le Réveil Enfant-Phare.
Horloge n°2
C'est un chemin montant, sablonneux, malaisé. Un petit personnage pousse devant lui, péniblement, une pierre qui a toutes les apparences d'une désespérante densité . Au bord du chemin des bornes disposées à intervalles réguliers sont marqués de chiffres, de I à XII. Au fur et à mesure la pente se fait plus rude, et les jambes du personnage, athlétique mais jamais assez, se mettent à trembler. Quand il atteindra enfin le fatidique chiffre XII, la pierre, ronde malgré ses pénibles enfractosités, empruntera une pente inverse pour retomber au chiffre I. Le personnage, bras ballants, apparemment découragé, rejoindra sans hâte sa boule bourrelle et tout pourra recommencer.
Horloge, image du temps qui passe, mythe décisif.
Horloge n°3
Une façade d'immeubles, une petite rue dans une ville de moyenne importance -la taille d'un immeuble semble en rapport avec celle de la ville qui l'accueille ; celui-ci doit compter au moins quatre étages, avec boutiques en rez-de-chaussée et combles. La façade doit comprendre au moins treize fenêtres dans sa largeur. Il est souhaitable d'imaginer une vaste cage d'escalier au milieu.
Au fur et à mesure des réveils, des couchers, des arrivées et des départs, les lumières de l'immeuble s'allument et s'éteignent. Et si l'on s'éloigne suffisamment, au-delà peut-être du trottoir d'en face, on verra apparaître un phénomène troublant. D'ailleurs, pour plus de commodité et de recul, supprimons tout bonnement le trottoir d'en face et transposons cette rue au bord d'une mer, d'un lac, d'un fleuve au moins. On pourra d'autant mieux admirer le fait que, comme sur un bon vieux radio-réveil digital, des chiffres se forment et, mieux, reflètent exactement l'heure qui apparaît au cadran de notre montre - à condition que celle-ci soit à l'heure. On passera alors, fasciné, des heures précieuses à constater que les fenêtres s'allument et s'éteignent exactement comme et quand il le faut.
On éprouvera également une vague inquiétude quant à la personnalité des locataires.
Horloge n°4 (Réalisation non souhaitable)
Le principe de celle-ci est déjà connu ; on a conçu dans le passé des chandelles traversées de clous, qui tombaient en tintant au fil des heures dans un récipient de métal.
Bien que basé sur une idée antérieure, ce modèle-ci mériterait un prix Nobel, Alfred. Les multiples clous sont ici remplacés par un unique et véritable bâton de dynamite, qui ne manquera pas d'avoir, le moment venu, un effet retentissant.
Horloge n°5
C'est un cercle parfait, un disque, la coupe franche d'un cylindre prélevé dans un charmant paysage. Une petite maison, cave, rez-de-chaussée, étage et combles. Un modeste jardin clos, aussi grand que la maison qu'il entoure. Une petite colline à droite, un arbre sous lequel on peut rêver en regardant le ciel. Un ciel justement, qui au fil des heures montre un bleu étoilé, un matin rougeoyant, un azur pâle, un zénith aveuglant, et continue : azur pâle, soir rougissant, furtif rayon vert, nouvelles étoiles. Ciel oui, mais au pourtour, invisible, un soleil électrique accomplit un tour complet, éclairant au passage les ténèbres souterraines : la galerie de la taupe, la grotte de la chauve-souris, le lac souterrain où évoluent de fines bêtes blanches et aveugles.
Un modèle plus compliqué encore prendrait en compte les imperceptibles changements saisonniers.
Horloge n°6
L'orgueilleux portail s'ouvre sur un infini de colonnes, qui se perdent dans une brume pâle. Au-dessus du tympan ogival, un vitrail jette encore quelques feux mourants. Plus haut encore, la pierre grise enserre un cadran où l'on croit deviner un petit bruissement d'insecte fouisseur. Elles bougent, les aiguilles, la distance entre les fins chiffres romains se grignote peu à peu. Au sommet les gargouilles nous regardent les regardant, et on préfère ne pas jouer trop longtemps à ce petit jeu-là - la fausse immobilité des aiguilles nous apprend la méfiance.
Horloge n°7
Tout en haut, un bocal d'eau. Des fils de scoubidou se trouvent former de parfaits tuyaux, de fin diamètre, pour transmettre goutte à goutte le liquide au récipient qui se trouve en-dessous. Puis à son homologue plus bas, puis au suivant... lorsque tout le système est en eau, dans cette colonne formée d'une étagère à plusieurs étages et dont les planchers sont transparents, on peut mettre en couleurs : verser quelques gouttes d'encre colorée, ou de colorant alimentaire. On peut commencer par du rouge, qui au fil du temps colonisera toute la colonne, sans avoir pour autant changé l'eau en vin. On continuera par du bleu, et peu à peu l'ensemble se parera d'un sublime violet. Le jaune enfin donnera graduellement à l'ensemble un lustre de vieux velours vert. Enfin on réintroduira une eau pure dans le premier bocal, et on verra le tout pâlir jusqu'à retrouver sa pureté initiale.
Il sera bien temps alors de constater la croissance d'une flaque de couleur indéfinissable, qui environne le petit édifice et imprègne le bois du bureau.
(Victor Pataflon est bien connu de ceux qui le connaissent, pour ce genre de mésaventure.)
Horloge n°8
On la distingue encore au milieu du feuillage, on la voit encore mieux l'hiver. Les connaisseurs reconnaîtront une Peugeot 404 qui dut être d'une belle couleur crème. Elle est arrivée au fond du jardin après une fameuse soirée, et n'a plus bougé depuis. Personne ne l'a réclamé. Elle dort tranquille, avec deux trous à sa portière avant droite. On ne sait plus si elle s'enfonce dans le sol, ou si le sol est monté. Peu à peu elle s'est recouverte d'une végétation qui s'en accomode fort bien , et c'est peut-être réciproque.
Oui, non, je sais, une 404 au fond du jardin n'est pas une horloge, on ne peut pas vraiment dire ça, je sais. Cependant. Nous sommes dans des échelles de temps qui excèdent le cadre étroit d'un cadran de pendule. Et Victor Pataflon sait parfaitement quand le rétroviseur droit est tombé. Quand un nid est apparu à la place du feu arrière gauche. Quand un arbuste a réussi à ouvrir le coffre, et abrite maintenant l'ensemble d'un petit paysage qui se minéralise. A chacun des moments de cette vie, se rattachent des évènements de la sienne. Certains même entretiennent des rimes troublantes, sont des transpositions d'une fine et riche poésie - jusqu'à faire examiner le destin de cette carcasse, comme si c'était celui d'un frère jumeau.
Mais nous n'en dirons pas plus, pour ne pas blesser la discrétion du mystérieux Victor Pataflon.
DF