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Salle Jean-Pierre Mocky

Dédiée aux films qui ne se firent pas

Il y a dans l'histoire du cinéma un continent englouti, constitué de tous ces films qui, à un moment de leur élaboration, n'ont pu aboutir... la liste en est longue et intrigante : qu'auraient-ils été, on ne peut que le rêver.
Jean-Pierre Mocky compte dans sa filmographie un certain nombre de ces projets avortés ; sa verve en fait le parfait patron pour ce lieu.

Salle J.-P. Mocky: À propos

DOLL

Jean-Pierre Mocky, 1967

A tout seigneur, tout honneur... nous inaugurons cette salle par un projet de son dédicataire. Nous lui laissons la parole, dans cet entretien de 1967...


"J'ai un sujet de science-fiction qui se déroule de nos jours et qui est prêt, il s'appelle DOLL. Je l'ai écrit avec le scénariste de Richard Lester, Marc Behm. Il est actuellement terminé, nous avions écrit ce scénario depuis longtemps et c'était Alec Guiness qui devait l'interpréter. Le film traîne parce qu'il coûte très cher.... c'est un film qui coûtera deux milliards. C'est l'histoire d'un  monstre, un monstre qui terrorise Paris d'une manière extrèmement curieuse : il empoisonne l'eau et il réduit les gens à l'impuissance. Ce monstre est électrique, c'est un robot humain inventé par un professeur et qui possède une apparence humaine. Il a simplement des petits rivets très légers sur le visage pour joindre la peau qui est en plastique, mais contrairement au monstre de Frankenstein, il est d'une beauté à la Jean Marais, si l'on peut dire. Une des caractéristiques de ce film, c'est que, à l'inverse de tous mes autres films, tous les gens y seront beaux. C'est à dire jusqu'au moindre figurant, celui qui passe dans la rue, le concierge, le garçon d'ascenseur, tout le monde est beau. Je me rapproche un peu de la bande dessinée, si vous voulez... J'avais toujours eu envie de faire des films de science-fiction, et, au lieu encore une fois de puiser dans Bradbury ou dans Locecraft, j'ai préféré m'adresser à Behm qui m'avait été recommandé par Lester. Behm avait fait HELP avec lui, et aussi CHARADE, avec Donen. C'est un garçon très bien. Et puis, il a eu cette idée et moi je l'ai adaptée, j'y ai rajouté de nouveau tous mes personnages  délirants. Behm avait trouvé l'idée du monstre qui terrorisait Paris (...), moi j'y ai rajouté le Skating de la Mort... Ce sont des types en patins qui persécutent une fille sur une patinoire. Alors ils se baladent sur les patins, les yeux bandés, armés de pics à boeufs électriques, s'électrocutant entre eux... c'est une séquence délirante... Il y a aussi le Muret de la Mort et un type en caoutchouc qui se désintègre, sans oublier le crabe malais à éperons et la baignoire transparente ! Enfin, il y a des gendarmes qui perdent leurs jambes et un savant qui transforme l'eau de mer en eau douce,  vêtu d'un slip de bain et fumant avec un porte-cigarettes en ivoire... C'est un film spectaculaire par excellence, mais l'importance du film vient des nombreux trucages. Sur ce film de deux milliards, il y en a pour un milliard de trucages... On s'est lancé dans une opération gigantesque. Le scénario a été accepté par plusieurs maisons américaines, il a même été annoncé par certaines de ces  maisons comme devant être produit cette année. Finalement nous sommes en train de le faire financer par les pays de l'Est... Nous allons tourner en studio en Tchécoslovaquie ou en Roumanie parce que tous ces trucages devront être exécutés par des marionnettistes genre Trnka. On va donc demander aux pays de l'Est cet argent que les américains hésitent à donner à un français... On nous a proposé d'acheter le sujet plusieurs fois, mais comme je veux le réaliser, je vais probablement faire une espèce de grand coup fourré entre des pays de toutes sortes!... "


Source: Midi-Minuit Fantastique, numéro 17, juin 1967 ; Réédition tome III, pp.655-657. Grand merci à Nicolas Stanzick, qui nous a autorisé à reproduire ici ce délicieux document.


Salle J.-P. Mocky: Texte

FilmoFantom 1

Robert Siodmak (1900-1973) . Première partie.

Nous inaugurons ici la série FilmoFantom, qui se propose d'explorer la face cachée de l'oeuvre d'un cinéaste: les films qu'il entreprit et ne put mener à bien. Un exercice instructif ; si la filmographie d'un cinéaste donne une vue d'ensemble de son style et de ses thèmes, ce qu'il n'a pu faire nous renseigne sur ses désirs.
Nous commençons avec Robert Siodmak, grand cinéaste surtout connu pour son apport inestimable au film noir, entre 1940 et 1950, mais dont l'intelligence et le sens plastique rayonnèrent bien au-delà. Carrière internationale, par périodes:

En Allemagne, outre 10 films réalisés:
1931 - Kümmelblätchen, avec Otto Wallburg
     - F.P.1 antwortet nicht, d'après un roman de Kurt Siodmak, gros succès de librairie (Histoire d'anticipation sur la vie d'une île artificielle, servant de relais pour des avions transatlantiques.) Décors monumentaux d'Erich Kettelhut, édifiés en mer Baltique... le film sera finalement réalisé par Karl Hartl.

En France, outre 11 films réalisés:
1933 - Madame Bovary, scénario de Roger Martin-du-Gard d'après Flaubert, prod. Nouvelle Société Française, Gaston Gallimard!  (prévu pour Jacques Feyder, proposé à Siodmak qui après réflexion se trouvait trop peu familier de la mentalité provinciale , finalement confié à Jean Renoir)
     - La Prisonnière, d'après la pièce d'Edouard Bourdet. Avec Charles Boyer.
     - Bel-Ami, d'après Maupassant. Avec Charles Boyer.
     - Leviathan, d'après Julien Green (roman de 1929, et porté à l'écran par Leonard Keigel, 1962)

1935 -Abdul the damned, d'après Robert Neumann. Prod Emmerich Pressburger. Avec Fritz Kortner. ( finalement confié à Karl Grune, sorti en France sous le titre "Le sultan rouge".)

1937 -Sur la piste du Sud, d'après O.P. Gilbert ( En plein Sahara, une jeune femme recherche l'assassin de son mari... Siodmak venait de réaliser MOLLENARD, d'après le même O.P. Gilbert, éveillant l'intérêt de producteurs qui portèrent à l'écran 5 autres romans). Avec Jany Holt. Projet repris par Pierre Billon en 1938.

1938 -Mollenard, version anglaise, avec Victor Mc Laglen et Ruth Chatterton.
     - Jeunesse sans Dieu, d'après Ödön von Horvàth. Terrible histoire : l'écrivain austro-hongrois, réfugié à Amsterdam depuis l'Anschluss, arrive en mai 1938 à Paris pour discuter de l'adaptation de son livre ( relatant le conflit idéologique entre un professeur humaniste, et sa classe de lycéens ralliés aux jeunesses hitlériennes). "...Le 1er juin, les époux Siodmak ont rendez-vous avec l'écrivain devant un cinéma des Champs-Elysées où triomphe BLANCHE-NEIGE de Disney. Au moment où Horvàrth s'apprête à les rejoindre, il est blessé mortellement par un châtaignier qui s'abat sur lui en face du théâtre Marigny. Bouleversé, le cinéaste abandonne le projet." Projet qui, selon Hervé Dumont, aurait certainement reçu peu d'appuis dans le contexte de l'époque...

1939 -Splendeurs et misères des courtisanes, d'après Balzac. Prod. Milo-Films Paris (annoncé par la revue "La Cinématographie française")
     -Quinine. Script de Robert Siodmak. Tournage prévu en Hollande, à l'invitation d'un producteur d'Amsterdam. Mais la guerre semble inévitable, et Siodmak fait la demande d'un passeport pour les Etats-Unis, où il doit rejoindre son frère Curt. Le 31 août, il s'embarque à bord du paquebot français Champlain, parmi 3000 passagers - le navire en transporte  d'ordinaire 800  ; le lendemain la guerre éclate et la traversée se fait tous feux éteints, à cause des sous-marins...

Carrière aux Etats-Unis ( 22 films, certains très importants.) Siodmak peine d'abord à se faire une place, mais ses talents et son professionnalisme font bientôt de lui un cinéaste très occupé. Restent quelques projets inaboutis :

1947 -Sarn/Precious Bane. Prod Arthur Rank. Scenario Audrey Leslie Lindop, Dudley Lindop, Peter Bernheim, d'après un roman de Mary Webb.Avec Ann Todd, Robert Donat, David Farrar. Le roman, que Jean Renoir envisageait dès 1941 avec Ingrid Bergman, raconte l'histoire d'une jolie paysanne anglaise, défigurée par un bec de lièvre, "sur fond de passions vénales, de superstitions et de (fausse) sorcellerie. Le film doit être réalisé dans les landes irlandaises au printemps 1948." Mais après être venu sur place rédiger le script, Siodmak est soudainement pressé par le producteur de commencer le tournage dès la fin octobre, et quitte le projet, qui ne se fera jamais.

1948 - A stone in the river Hudson. Scénario Budd Schulberg et RS, tournage prévu à New York city. Le film aurait décrit "la corruption des syndicats de dockers, de connivence avec la Mafia, et des fonctionnaires de la douane. Le travail dure cinq mois, durant lesquels Siodmak loge chez Schulberg dans les faubourgs". Menaces de mort, intervention d'un prêtre irlandais qui "neutralise les efforts d'un tueur à gages lancé à leurs trousses", accusation de Schulberg de sympathies communistes, de la part du sénateur Mc Cartht ; la production, intimidée, bloque le projet, racheté en 1951 par Sam Spiegel pour le compte de Darryl Zanuck, qui à son tour prend peur... le scénario atterrira à la Columbia en 1954 pour être repris par Elia Kazan : On the waterfront/Sur les quais. Oscar pour Brando, Schulberg et Kazan.
Les péripéties de ce projet de film pourraient faire un joli film....


1953 -Graf Luckner . Prod. Jules Buck pour Warner Bros. Warnercolor, 3D. Avec Kirk Douglas. Projet né de la rencontre  de Siodmak, Douglas et Buck avec Luckner, qui  durant plusieurs soirées à Hambourg leur raconta  ses souvenirs de vieux loup de mer....
 Le comte Felix von Luckner était un marin allemand qui participa à sa façon à la 1ère guerre mondiale, menant son voilier dans  l'Atlantique et le Pacifique, avec un mode opératoire que des esprits mal tournés pourraient assimiler à de la piraterie - il réussit néanmoins à couler 42 bâtiments sans faire aucune victime. https://fr.wikipedia.org/wiki/Felix_von_Luckner
Le film, prévu en 3D, fut arrêté brutalement ; le CinemaScope arrivait et la Warner  stoppa tout projet de film en relief.


Il était temps pour Robert Siodmak de mettre fin à cet intermède américain ; il vend sa villa de Berverly Hills à son ami James Mason, et part provisoirement s'installer à Paris.... Une nouvelle carrière commence, que nous aborderons très bientôt.

Nous n'aurions pas pu mener à bien ce travail sans l'aide du "Robert Siodmak" d'Hervé Dumont, (L'âge d'Homme 1981, réédité chez Ramsay en 1990). Magnifique et riche travail, d'une lecture très agréable. Nous adressons à cet auteur, qui nous a permis de citer son excellent livre, tous nos remerciements.

DF

Salle J.-P. Mocky: Texte

FilmoFantom 1, suite

Robert Siodmak (1900-1973), 2ème partie

En Europe, outre les 15 films menés de 1951 à 1969, Robert Siodmak travailla aux projets suivants :

1953 -La Chute. Prod.Michel Safra, Speva-films Paris.

1954 -Sarajewo. Scenario: Johanners Mario Simmel, Borivoj Jeftic, Robert Siodmak. Prod Realfilms GMBH, Hamburg. RFA/Yougoslavie. Repris par Fritz Kortner en 1955.
Evocation de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand.

1955 -L'impasse du désir. Prod. Franco-London films. Avec Maria Felix, Jean Gabin, Raymond Pellegrin. Tournage prévu au Mexique.
     - Heinrich Schliemann. Prod.Fono-Film, USA/RFA. Avec Kirk Douglas. Tournage prévu à Berlin, Grèce, Turquie, Hollywood. H. Schliemann (1822-1890) était un pionnier de l'archéologie, responsable notamment de la découverte de Troie et Mycènes, même si ces découvertes ont été largement remises en question. Personnage en tous cas hautement romanesque . https://fr.wikipedia.org/wiki/Heinrich_Schliemann

1956 - Der Zauberberg. Prod. Artur Brauner, CCC. Berlin/Carlo Ponti, Roma. D'après Thomas Mann ( La montagne magique). Avec Curd Jurgens (Hans Castorp!), Silvana Mangano (Mme Chauchat), Sofia Loren. L'adaptation s'enlise : l'épais roman (900 pages) s'avère très difficile à adapter et on abandonne après 250 000 Deutsh-Mark de dépenses préliminaires. Siodmak essaiera de reprendre le projet dix ans plus tard, en concurrence avec L. Visconti....

1957 - Temptation in Paris, d'après Ferencz Körmandy. Avec James Mason.

1958 -Les grandes évasions - de Xenophon à Churchill. Projet de série télévisée anglaise.
     -Litauische Geschichten, d'après H. Sudermann. Prod Kurt Ulrich, Nembo-films, RFA. Avec  Giuletta Massina. Repris par Victor Vicas en 1959, sous le titre "Epouse coupable" .
     - L'opéra de quat'sous, d'après B.Brecht et K.Weill. Prod Kurt Ulrich, Nembo-films, RFA. Avec Curd Jurgens et Giuletta Massina. (Le projet tarda un peu... puis, au moment de la construction du mur de Berlin, une adaptation de Brecht semblait difficile...le projet sera repris par Wolfgang Staudte en 1963, sans Giuletta Massina mais avec Hildegard Kneff, Gerd Fröbe, Sammy Davis Jr en chanteur de rue et Lino Ventura en Tiger Brown!)

1959 - Undine, d'après Ondine de J.Giraudoux, avec Maria Schell
     - Fische fangen, d'après une nouvelle d'E.M. Remarque
     - Stenko Razine, d'après une nouvelle de M. Gorki - "l'histoire du cosaque révolté qui organisa l'insurrection contre le Tsar Alexis Mikhailovitch, au XVIIème siècle."

1960  -Der Reichstagbrand. Prod Artur Brauner, CCC-Film Berlin.Avec Mario Adorf dans le rôle de Van Lubbe, syndicaliste, auteur présumé de l'incendie du Reichstag.

1961 - San Michele, avec Maria Schell
     - Pièce de résistance, d'après le roman d'A. Polonsky. ( Réalisateur et scénariste blacklisté. Roman non identifié ; Abraham Polonski est également, à une lettre près, le nom d'un des organisateurs, dès 1942, de la Résistance juive...) (Tournage à Paris)

1963 -The burning secret, scénario de F. Kohner d'après Stefan Zweig.Prod. Ben Arbeid, british MGM. Remake de son propre film de 1932.

1964 -Wartezimmer zum Jenseits, scénario E. Keidnorff, d'après J.H. Chase. Avec Hildefard Knef, Elke Sommer, et Klaus Kinski dans un de ses nombreux rôles de psychopathes. Repris par Alfred Vorher (1964) (Titre francais : Toujours au-delà).

    -Der Köder, scénario R. Siodmak

1965 - Rendez-vous in black. Le film devait se tourner à Londres, avec Rex Harrisson ; mais, subitement engagé pour jouer le pape Jules II dans "L'extase et l'agonie", ce dernier ne peut donner suite. Il doit être bien difficile de dire non à un pape.

1966 - Le Scarabée d'or. Tournage partiel, à Paris et en Bretagne. Scenario José Giovanni - sans rapport avec Edgar Poe. Avec George Hamilton, Claudine Auger.Achevé par Jacques Deray sous le titre L'homme de Marrakech.

1970 -Atrox.  " Un roman feuilleton grotesque et sanglant, publié en 1892  (135 épisodes!)et qui retrace dans le style de Nick Carter ou Fantômas la poursuite du plus terrifiant assassin de tous les temps . ce sera un film anarchiste, promet Siodmak. Le cinéaste rassemble en 1969 une affiche mirobolante - James Mason, Richard Attenborough, Raquel Welch, David Hemmings, Brigitte Bardot - mais ne trouve pas d'argent ; quand le financement d'Atrox se concrétise enfin un an plus tard, les vedettes ne sont plus libres. GB


1971 -Der Kaiser von Soana, d'après Gerhardt Hauptmann - "un prêtre des montagnes tessinoises s'égare dans une famille de bergers païenne, incestueuse et isolée du reste de la communauté.Il s'éprend de la fille du berger, incarnation de l"Eros démonisé" et assumme , subjugué par son corps, le culte dyonisien de la nature, jusqu'à la dépravation..."

1972 -The clock/The thousand mile grave. D'après une nouvelle de Curt Siodmak. Avec Gerd Fröbe, qui devait jouer un cadavre (!) retrouvé par des cantonniers sous la route du Gothard... on suppose que le film devait être un long flash-back.

Nous renouvelons nos remerciements à Hervé Dumont, dont le "Robert Siodmak" (L'âge d'Homme 1981, réédité chez Ramsay en 1990), très beau livre, a été d'une aide précieuse à la rédaction de ce premier FilmoFantom.

DF

Salle J.-P. Mocky: Texte

HARRY DICKSON

Alain Resnais, vers 1965.

Pour nous, un des plus beaux films jamais réalisés - nous voulons dire que, parmi les films qui n'ont jamais éte réalisés, c'est un des plus beaux.
Le détective inventé par Jean Ray (d'abord, à la demande d'un éditeur , traduisant des récits du néerlandais, puis très vite inventant de meilleures histoires, avec pour seule contrainte de partir des gravures d'Alfred Roloff illustrant les histoires originales - parfois en une nuit, en compagnie d'une bouteille de Genièvre) n'a pas été traité au cinéma, ce qui étonne tous les amateurs d'enquêtes étranges. IMDB, précieuse base de données, nous apprend qu'un Harry Dickson est bien apparu en 1964, mais en tant qu'acteur, dans "Les amoureux", une comédie réalisée par la belle Mai Zetterling. La même année 1964, Alain Resnais était précisément en pleins préparatifs d'un film tiré de quelques aventures du "Sherlock Holmes américain"...

Alain Resnais et son futur scénariste Frédéric de Towarnicki connaissaient les aventures d'Harry Dickson dès leur adolescence, et ils évoquèrent ces souvenirs de lecture à leur rencontre en 1942. Resnais envisagea une adaptation en 1951 ; monteur de "Saint-Tropez, devoirs de vacances" de Paul Paviot dont le coscénariste était Boris Vian, il discuta avec ce dernier d'une possibilité de scénario. Le producteur Pierre Braunberger, intéressé, partit vainement en quête de l'auteur des aventures ( il est temps de dire que ces fascicules de littérature populaire paraissaient anonymement...). Alain Resnais, parti en Belgique à sa recherche, n'eut pas plus de succès.... En 1958, Resnais retrouve Towarnicki, et ensemble ils décident de reprendre l'affaire. Anatole Dauman, directeur d'Argos Films,  prend la succession de Pierre Braunberger, et l'opérateur belge André Goeffers, travaillant pour Resnais sur "Les statues meurent aussi", le met sur la trace de Jean Ray. Durant l'hiver 1959-1960, le réalisateur rencontre enfin l'auteur de ses rêves d'adolescent.
Towarnicki se met au travail avec tout le sérieux, la méthode et la passion qui sont les vertus de ce journaliste philosophe ( il se disait "agent de liaison philosophique" et c'est bien le rôle qu'il eut, entretenant de féconds rapports avec Emmanuel Levinas, Jean Wahl, René Char, Martin Heidegger pour ne citer que les plus prestigieux.). Durant un an, il lit et relit tous les fascicules disponibles, et conçoit un dictionnaire en trois volumes, recueillant sous divers thèmes tous les motifs rencontrés. En 1961 commence la rédaction proprement dite. Resnais, occupé successivement par Hiroshima mon amour (1959), L'Année dernière à Marienbad(1961),  Muriel ou le Temps d'un retour (1963), travaille régulièrement avec Towarnicki. Cette "entreprise bizarre" éveille l'intérêt d'anges qui interviennent à des titres divers:   François Le Lionnais, Pierre Kast, François Sédier...
L'histoire de la non-réalisation du film est un peu celle de tous ceux qui ne se sont jamais faits: hésitations de la production,  fluctuation de l'agenda des acteurs prévus,  chantage à la distribution: suivant le cours des comédiens, le film ne se fera que si Richard Burton joue Harry Dickson... et quand Vanessa Redgrave devient une valeur sûre grâce à "Blow Up", il est trop tard... quelquefois les planètes ne s'alignent jamais, et les énergies ne s'impriment pas sur la pellicule - et les énergies s'épuisent.
 
Nous avons, grâce aux documents dont nous disposons, ébauché une fiche de ce qu'aurait été le film dans son état le plus viable, vers 1965:
Durée: 150 mn.
Prod Anatole Dauman - Argos Films
Scénario: Frédéric de Torwanicki
Décors: René Allio, Jacques Saulnier, le peintre Paul Delvaux ( maquettes)
Musique: Hans Werner Henze ( Karlheinz Stockausen était également très intéressé par le projet.)
Chorégraphie: Maurice Béjart
Tournage: 16 semaines ; Londres, Liège, Gand.
Budget 6 000 000 francs.
Avec:  Dirk Bogarde (Harry Dickson), Delphine Seyrig (Georgette Cuvelier), Vanessa Redgrave (Rheina), James Fox (Tom Wills), Colin Blakely (Goodfield)
La première distribution, envisagée dès 1963: Laurence Olivier (Harry Dickson), Delphine Seyrig (Georgette Cuvelier), Vanessa Redgrave (Rheina), Jean-Batiste Thierrée ou Derek Jacobi (Tom Wills), Colin Blakely (Goodfield) et John Gielgud, Jean Vilar, Roger Planchon, Robert Stephens.... La première version du scénario représentait une durée de 210 minutes - on pensait à l'époque qu'une durée conséquente était un moyen de lutter contre la concurrence de la télévision (avant que le producteurs ne changent brusquement d'avis...)




Quelques extraits d'entretien permettent de mieux cerner le projet:

 Alain Resnais : "... en tournant Hiroshima [Hiroshima mon amour,1959], j'ai fait un plan et en riant j'ai dit: C'est un plan de Harry Dickson! Jean Ray à ma grande surprise avait vu ce film. Je lui ai raconté l'anecdote et il m'a dit, oui, mais j'ai bien vu, et je suis d'accord avec vous!" (Towarnicki, interrogé à ce sujet, , ne voit pas de quelle scène il s'agit...)
"On avait toujours l'impression que c'était sur le point d'aboutir, mais il aurait fallu prendre d'autres interprètes, etc... moi j'étais fixé sur mon trio Bogarde-Seyrig-Redgrave..."
"C'était difficile de faire un film avec différents épisodes. Assez étrangement Billy Wilder, pour son Sherlock Holmes, avait adopté une construction pratiquement identique (....) Le fait que Wilder ait fait ce film qui ressemblait à Harry Dickson  m'a un peu découragé, car c'était plus difficile après! (...) Il avait pris Robert Stephens, Colin Blakely, c'était pratiquement ma distribution! Assez étrange, car on ne peut parler d'influence! Mais la démarche était similaire. Disons que pour Dickson, on commençait d'une façon presque naturaliste ( les paysages d'Ecosse), et plus on avançait dans le film et plus on glissait vers le fantastique, pour finir sur un véritable opéra fantastique (dansé, etc.). La musique aurait été très importante".


Frédéric de Towarnicki. (Ami de longue date d'Alain Resnais, rencontré à Nice en 1942. Egalement ami d'Anatole Dauman, qui produira par son entremise "Nuit et brouillard".
 (La scène de LA BANDE DE L'ARAIGNEE que vous avez dialoguée pour AR semble avoir constitué un tournant décisif...) " J'ai écrit en effet, sans consulter Alain Resnais, la plupart des scènes de LA BANDE DE L'ARAIGNEE, et elles lui donnèrent l'impression  que le film pouvait se faire ("Tu as mis dans le mille!"). La dimension insolite de ces épisodes venait du fait de l'apparition des petites araignées d'argent mystérieusement déposées dans l'appartement du détective, à Baker street. Les dialogues faisaient entendre, sans les souligner, l'ambiguïté naissante des rapports de Harry Dickson avec la jeune et belle criminelle. Les petites araignées étaient autant de messages destinés à mettre Harry Dickson à bout de nerfs et à  lui lancer un formidable défi jusque dans son domicile."
" Le scénario devait mettre en lumière le mécanisme de la lutte du bien et du mal sous toutes ses formes, ou plutôt la dialectique de cette lutte sans merci. Trois étapes de ce combat, allant graduellement vers le fantastique, devaient s'incarner en trois personnages féminins, trois criminelles dont le point commun était l'apparition d'une lueur jaune dans leurs yeux à certains moments. On partait du réalisme quotidien le plus précis, le plus fidèle en couleurs, et on aboutissait à une dimension mythique dans les parages de l'impossible. Chaque fois qu'une tueuse était vaincue par Dickson, elle renaissait en somme dans une autre femme encore plus ingénieuse, perverse et redoutable, tandis que l'image, la musique, la danse et les parties chantées accompagnaient le mouvement crescendo. C'était le mythe de l'Hydre,dont les têtes renaissaient chaque fois qu'on les coupait. Ainsi se succédaient, surtout à  Londres, la jeune lycéenne Georgette Cuvelier et sa terrible bande de l'Araignée, Euryale, la Grecque, véritable résurrection de la Gorgone mythologique qui pétrifiait ses victimes et les exposait dans un musée, puis Rheina qui, sous les lacs d'Ecosse, régnait sur un peuple de momies égyptiennes.Ici, la dimension infernale était aussi celle de l'antique Babylone, symbolisée par la présence d'un monstre nommé Baal.Un quatrième visage de femme, lumineuse, spontanée, un peu sauvage, traversait le scénario en contrepoint, celui de la belle Minerve, jeune fille amoureuse de Dickson.C'est avec elle que devait se terminer le film.Ainsi la courbe tendait peu à peu vers un paroxysme onirique, qui avait incité Stockausen à me dire qu'il accepterait volontiers d'écrire la musique du film.J'étais un peu embarrassé car Alain Resnais m'avait dit qu'il avait pris contact avec Henze...."
"Pour la partie fantastique, il n'y avait plus de décor possible. Nous pensions au "Docteur Caligari" qui était notre admiration commune, aux films de Murnau, de l'expressionnisme allemand." (Rien à voir, mais en 1967 le film collectif "Casino Royale" présentait un Berlin fort caligaresque, dans le segment réalisé par Ken Hugues - la référence à l'expressionnisme allemand était dans l'air du temps...)



Si après ces notes nous sommes autorisés à relever quelques impressions personnelles, qu'il nous soit permis, entre la vision récente de séries  de Science-Fiction et du "Providence " d'Alain Resnais, de nous dire que les regrets ne servent à rien, que finalement ce qui reste du projet suffit à nourrir notre imaginaire. Les auteurs n'auront pas travaillé en vain. L'allure générale du cinéma contemporain, les effets dont nous disposons actuellement, tout ceci dévaluerait nécessairement les aspects fantastique de l'entreprise, si elle était reprise. Et se passer des effets numériques relèverait sans doute, de nos jours, du tour de force inutile. D'un autre côté -celui du cinéaste et de ses spectateurs- il est sans doute plus fécond de relever dans les films de Resnais ce qui reste de ce projet ; pour n'en citer qu'un exemple, "Providence" (1977), la façon dont sont filmés Dirk Bogarde et John Gielgud, survivants de la distribution d'Harry Dickson ; les rapports entre divers niveaux d'imaginaire, divers niveaux de réalité, préoccupations fréquentes chez le cinéaste.
Reste que ceci est un projet de Resnais et Towarnicki, et tel il restera, bien rangé dans une boîte qui peut être celle de nos imaginations. Du moins aurons nous tenté d'exprimer l'opinion qui prédomine ici, à l'Institut de Cryptocinématographie.


Nous nous sommes appuyés pour la rédaction de ce texte, des deux ouvrages suivants, absolument complémentaires:
Jean Ray, Cahier de l'Herne, 1980 (beau texte de F. Truchaud, entretien avec Alain Resnais p.326)
Les aventures de Harry Dickson, scénario de Frédéric de Torwanicki pour un film (non réalisé) d'Alain Resnais. Capricci, 2007  (Entretien de Jean-Louis Leutrat et Philippe Met avec Frédéric de Torwanicki, p.38-39)
Grand merci aux éditions Capricci, qui nous proposent de bien beaux sujets de rêverie....

DF

Salle J.-P. Mocky: Texte

HEART OF DARKNESS

Au cœur des ténèbres, Orson Welles, 1940

La phrase est célèbre, Orson Welles aurait dit de Hollywood que c'était "le plus beau train électrique du monde" ; l'homme qui, tout jeune, interprétait des vieillards aura su garder son enfance très tard, peut-être jusqu'au bout. Et les possibilités sans fin que l'homme de théâtre, puis de radio, entrevoyait du cinéma,  avaient pour lui les attraits de superbes voies ferrées, sur lesquelles il allait propulser de belles histoires. Nous étions en 1939, et le garçon qui venait de secouer les foyers nord-américains avec l'adaptation hyperréaliste et radiodiffusée de "La guerre des mondes" se voyait offrir une carrière Hollywoodienne pleine de promesses - en miroir, la RKO voyait plein de promesses dans un Welles plein de talents.
Avant "Citizen Kane", le premier projet sur lequel plancha le wonder boy à qui tout était concédé, fut une adaptation du court roman de Joseph Conrad, "Heart of darkness" ("Au coeur des ténèbres"). (Il avait déjà consacré à ce récit une émission de radio, en un épisode du célèbre Mercury Theatre. On peut l'entendre ici:    https://www.youtube.com/watch?v=_QBJopm-GMQ )
Le film devait faire une utilisation extensive de la caméra subjective -procédé consistant à faire adapter à la caméra, et donc au spectateur, le rôle du personnage principal : on voyait tout le film par son regard. On devait entendre au début: "Vous n'allez pas voir ce film, il va vous arriver." Affirmation de forain, de mage, de démiurge . Suivait une petite mise en condition du spectateur, destinée à lui fournir une rapide éducation au nouveau procédé.
Le récit ensuite se déroulait ; le texte de Conrad raconte l'histoire de Marlow, parti en quête d'un homme mystérieux, Kurtz, et s'enfonçant par des fleuves sombres dans une Afrique de cauchemar. Kurtz est devenu fou, absolu dictateur ne règnant plus que sur des morts.
La caméra, donc, devait nous faire adopter le point de vue de Marlow. " Ce film va vous arriver" ; la relative passivité de Marlowe, qui est d'ailleurs celle de beaucoup de narrateurs, devait épouser celle du spectateur , idée troublante. D'autant plus que Marlow et Kurtz devaient être tous deux joués par Welles.
Il reste du film un scénario* , et quelques photos de pré-production ; l'une d'elles montre un Welles poupin mais barbu, tenant dans ses mains, avec un air de jubilation enfantine, la maquette du bateau à aubes de Marlow. Dans son regard, toute la promesse du film à venir, projetée dans un modèle réduit, belle surface de projection.
On l'a dit, Welles devait jouer Marlow et Kurtz. Le reste de la distribution aurait inclus Dita Parlo ( Elsa), Everett Sloane ( le docteur), George Coulouris (De Tirpitz), Gus Shilling ( Eddie), Robert Coote ( Blauer). Soit, à part Coote et Parlo, une partie des comédiens du Mercury Theatre, qu'on allait retrouver dans "Citizen Kane". On peut conjecturer que la musique aurait été confiée à Bernard Herrmann, complice de Welles à CBS, et bientôt auteur de la partition pour "Citizen Kane".

Le célèbre roman a connu une adaptation quelque peu transposée en "Apocalypse now", le film de Francis Ford Coppola, et une autre plus proche par Nicholas Roeg (1993, pour la télévision avec Tim Roth en Marlow, John Malkovitch en Kurtz). On raconte qu'il a influencé nombre de grands films, mais on ne peut plus vraiment parler d'adaptation. D'ailleurs, arrivé à un certain niveau de spéculation on peut tout aussi bien affirmer que Joseph Conrad a lui-même été influencé par Alexandre Dumas - comme tout le monde.

* On trouve quelques extraits du scénario, en français, ici  : https://journals.openedition.org/coma/2898
Et une copie de l'original ici : https://www.wellesnet.com/university-michigan-creating-annotated-digital-heart-darkness/
Nous nous sommes, pour ce texte, appuyés principalement sur les pages que le grand Bernard Eisenschitz a écrit sur le projet de Welles, dans le livre que les "Cahiers du Cinéma" ont consacré au cinéaste. (Editions de l'Etoile/Cahiers du Cinéma, 1986).

DF


Salle J.-P. Mocky: Texte
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