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Bibliothèque Georges Perec

Consacrée aux souvenirs de spectateurs

"Je me souviens" est un livre célèbre de Georges Perec, collection de souvenirs inspirée par un travail similaire de Joe Brainard. C'est sous son patronage que nous plaçons cette bibliothèque, destinée à accueillir des fragments de mémoire... autour du cinéma bien sûr ...

Bibliothèque Georges Perec: À propos

Je me souviens

de l'ancien frère des écoles chrétiennes que mes parents avaient appelé pour tenter de sauver mes irrécupérables compétences mathématiques. Il aimait bien le cinéma (tradition Jésuite), et comme je lui disais mon enthousiasme pour "Elephant man" de David Lynch, il me répondit que le film s'appelait "Elephant Boy", et qu'il n'était pas de David Lean, mais d'Alexandre Korda ; ce qui me valut le prêt de quelques volumes de l'encyclopédie Alpha du cinéma - à l'exclusion de celui consacré au cinéma érotique.
( C'est le seul que j'ai pu trouver, plus tard, chez un bouquiniste...)
DF

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Je me souviens

de ce bateau, ce canard, ce canular qu'un copain de collège et moi avions monté pour berner un troisième. Un troisième qui était en cinquième, comme nous. L'histoire courait, était plus ou moins cohérente mais nous étions l'un et l'autre des vampires et il valait sans doute mieux nous croiser le jour qu'à la tombée de la nuit. (Le jour n'avait aucun inconvénient pour nous.) La meilleure partie de ce jeu un peu cruel était de guetter l'inquiètude dans l'oeil de notre camarade ; il ne faisait aucun doute que c'était une plaisanterie, cependant nous faisions notre possible pour donner de la vraisemblance aux aspects invraisemblables de nos récits. (Le détail véridique est l'épice précieuse d'un récit de fantaisie.)
J'avais par exemple eu cette idée (sans doute l'expression d'un souhait ardent) d'une chaîne de télévision secrète, dont la fréquence changeait chaque semaine et qui ne passait que des films fantastiques, sur proposition des spectateurs. De toutes façons, même si le simple mortel avait pu accéder à cette chaîne il n'y aurait rien vu que de la neige, la tourbillonnante neige des postes en noir et blanc.
Le cruel jeu d'exclusion consistait donc à se rémémorer le film vu la veille, et qui n'était pas le gendarme à St Tropez ou un Belmondo avec flingue, mais plutôt un bon vieux film de la Hammer - à l'époque , seul le "Cauchemar de Dracula" avait pu passer à la télévision, bien tard et je soupçonnais de pure forfanterie ceux qui se vantaient de l'avoir vu. Nous avions bien préparé l'affaire et donnions des détails qu'on ne pouvait inventer - mais nos improvisations n'étaient pas mal non plus, et le regard mi-amusé, mi-inquiet du troisième nous ravissait. ("L'Ecran fantastique", belle revue dont je guettais la parution, était pour nos récits un allié précieux.)
Je dois préciser que le temps passe et que cette histoire d'adolescence se déroule en un temps et un lieu où n'existaient: ni Internet, qui en quelques clics met à notre portée presque tout ce qu'on a pris la peine d'enregistrer. Ni les chaînes du Câble, qui d'un coup multiplièrent l'offre et permirent de s'évader d'une diffusion généraliste. Ni la télévision cryptée, dont nous avions eu la prescience, avec tout de même une bonne longueur d'avance : nous étions le décodeur. Je venais d'un foyer où les avancées technologiques étaient modestes, et le téléviseur n'avait pas besoin d'être changé puisqu'il fonctionnait encore, quoique de façon aléatoire : parfois le son d'une chaîne avec l'image d'une autre, parfois des acteurs le visage plein de fourmis, parfois des journalistes à la tête en baudruche percée... la télévision alors était charmante et pataphysique, et il suffisait pour cela de bouger un peu la molette.

DF


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Ma vie avec Frankenstein




Je n'étais pas bien grand quand j'ai rencontré Frankenstein pour la première fois. Je n'étais pas grand, lui non plus, c'était Frankenstein junior. Le film venait de sortir, et quelques extraits passaient à la télévision. Le poste en noir et blanc ne trahissait pas trop les belles images du film.
Je suis presque sûr d'avoir assisté à la rencontre de Gene Wilder et Marty Feldman, dans une gare déserte ; j'ai dû voir également l'arrivée dans le château des Frankenstein ; et Peter Boyle en créature m'a certainement impressionné. D'autant que je venais de recevoir une piqûre de cortisone dans la fesse droite.
J'étais chez ma grand'mère et je rentrais chez mes parents. L'immeuble familial s'ouvrait par une entrée impressionnante, avant l'escalier un long couloir sombre et sonore était très haut de plafond, cinq ou six mètres peut-être - le rez de chaussée était très haut à cause d'un quai de déchargement. L'immeuble familial était une pâtisserie et le quai donnait sur le laboratoire.
Laboratoire, impressionnant couloir sombre et sonore, dans lequel je marchais d'une démarche raide à cause d'une piqûre : j'étais Frankenstein (car comme beaucoup je confondais créateur et créature ; il faut prendre acte de cette confusion qui n'est peut-être pas insignifiante.)
Plus tard je découvrais, exceptionnellement autorisé à assister au "Cinéma de Minuit", "La fiancée de Frankenstein". J'étais déjà conquis, je reçus confirmation.
La suite ne fut que consolidation (enthousiaste) des premières expériences.
Mais comme je fus heureux, un bel été , de découvrir dans son entier et en salle le "Frankenstein junior" de Mel Brooks. Une comédie, une parodie, oui, mais je mesurais à quel point l'hommage était sincère, et ému. J'appris plus tard à quel point le film fut heureux d'exister, depuis les séances d'écriture, électriques, jusqu'au tournage où Brooks ne cessait d'ajouter des scènes simplement pour que ça ne se termine jamais. Et la résurrection des machines que Kenneth Strickfaden avait conçues pour le Frankenstein de 1931. Et le superbe noir et blanc de Gerald Hirschfeld, et la musique de John Morris, belle et sérieuse comme il convient. Et Gene Wilder, Marty Feldman, Peter Boyle, Madeline Kahn, Cloris Leachman, Teri Garr, Kenneth Mars, et même Gene Hackman jamais vu en aveugle.
Et d'étranges réminiscences ; le film m'évoquait obscurément "Elephant man" de David Lynch. J'avais oublié que Mel Brooks en avait été le producteur, et qu'il avait été chercher David Lynch pour le réaliser, lui déclarant à peu près qu'il ne comprenait rien à "Eraserhead", son précédent film, mais que c'était lui et personne d'autre qui devait réaliser. Il y a diverses choses, mais je songe maintenant à cette curieuse rime ; Gene Wilder, Frankenstein, présente Peter Boyle, la créature, à un collège de scientifiques - comme Anthony Hopkins, dr Treves, présente John Hurt, John Merrick, à une assemblée de médecins.
Ce n'est pas la même chose bien sûr, Lynch n'est pas Brooks et Elephant Junior n'est pas Frankenman. Et John Merrick n'est pas invité à chanter "Putting on the Ritz" en maniant la canne avec élégance. Mais les deux scènes se répondent et révèlent un fond de détresse, de mélancolie dans le rire de Mel Brooks. 

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